Molière (Lafenestre)/3

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III

LA GRANDE LUTTE (1664-1669)

Le jeune roi, ambitieux et glorieux, marchandait de moins en moins ses faveurs au poète-histrion en qui son égoïsme clairvoyant avait pressenti et expérimente, comme en d’autres bourgeois de métiers divers, un collaborateur utile pour ses entreprises. En revanche, il exigeait de lui, comme de tous les autres, une activité infatigable, toujours docile et prompte à la besogne. À l’heure même où naissait l’enfant qu’allait honorer son auguste parrainage, le père, par son ordre, s’attelait d’urgence à la confection d’un ballet qu’on devait représenter chez la reine-mère. Ces ballets, où le beau Louis, entouré de ses élégants gentilshommes, déployait complaisamment aux yeux de sa femme, de sa mère et de Mlle de la Vallière, toutes ses grâces de danseur, faisaient fureur à la cour. Toute cette jeunesse, enfin débridée, n’aimait pas moins à rire qu’à danser et le rire de Molière lui devenait une distraction et une excitation nécessaires.

Suivant ses habitudes d’habile manœuvrier, dans la farce comique, où devaient s’encadrer les entrechats des gentilshommes avec les madrigaux galants à leur adresse, Molière ne se fit pas faute d’allusions actuelles et personnelles. Le Mariage forcé rappelait, dit-on, une aventure récente du comte de Grammont. Ce joli fat, ayant compromis en Angleterre Miss Hamilton, avait oublié de l’épouser, mais les deux frères de la fille l’avaient rejoint à Douvres et forcé, l’épée en main, de réparer cette négligence. À travers les réminiscences de Rabelais, quelques-uns aussi crurent deviner, dans les allures émancipées de Dorimène, la peinture, volontairement chargée, des façons de Mlle Molière, dont les coquetteries commençaient d’inquiéter le mari laborieux, surmené, maladif, irritable. Molière, en y jouant, de nouveau, comme toujours, le rôle ingrat et ridicule, celui de Sganarelle, semblait bien, il est vrai, attaquer de face les malintentionnés pour n’être point attaqué. Rire le premier, rire plus fort que tous, de ses propres inquiétudes et de ses propres misères, c’était ne laisser à personne le droit d’en affirmer l’existence ni d’en mesurer l’étendue. Néanmoins, en se donnant à lui-même, sous un costume d’emprunt, tant de raisons pour excuser un mariage disproportionné, en se complaisant, avec une telle opiniâtreté, en des illusions de tolérance délicate et de tendres attentions, pour s’assurer l’affection et la vertu d’une indigne compagne, jusqu’au remords final, ne prêtait-il pas le flanc à toutes les malignités ? S’il riait à gorge déployée, ne pouvait-on insinuer qu’il riait jaune ? Quelques-uns n’y manquèrent pas.

Quoi qu’il en fût, comme on était, dans le monde religieux et le monde lettré, en pleines querelles théologiques et philosophiques, entre jansénistes et jésuites, cartésiens et gassendistes, la consultation grotesque de Pancrace et Marphurius, l’un bourré de réalisme aristotélique, l’autre empoisonné de scepticisme pyrrhonien, désopila son auditoire mondain, que harassaient toutes ces batailles de syllogismes et ces subtilités de controverses. On vit bien que, même dans ses bouffonneries les plus grotesques, l’auteur des Écoles entendait et savait faire accepter par son public quelque sage leçon de bon sens.

Le roi, d’ailleurs, enivré de ses succès diplomatiques, avait en tête de plus fiers projets. Depuis trois ans, des milliers d’ouvriers travaillaient à Versailles. Sans être achevé, le palais était déjà fort agrandi et les jardins réunissaient assez d’embellissements pour qu’on pût les offrir à l’admiration des courtisans. Louis résolut d’inaugurer leurs splendeurs par des fêtes somptueuses dont la postérité garderait le souvenir. Le duc de Saint-Aignan fut chargé de préparer les Plaisirs de l’Île enchantée. Il s’adjoignit, suivant l’ordre royal, Vigarani pour les décors, Lulli pour la musique, Molière pour le théâtre. Ces fêtes extraordinaires, dont les gravures d’Israël Sylvestre et tant de relations nous ont conservé le détail, occupèrent sept journées du 7 au 13 mai. La troupe du Palais-Royal, arrivée le 30 avril, continua d’y fonctionner jusqu’au 22 mai, presque sans relâche, soit en jouant la comédie, soit en figurant, sous costumes allégoriques, mêlée aux gentilshommes et grandes dames, dans les mascarades, cavalcades, courses de bagues, intermèdes incessants, où le roi lui-même s’attribuait souvent le rôle principal.

Dès le premier jour, les trois Fameuses Comédiennes ravirent tous les yeux et enflammèrent quelques cœurs, la Du Parc, en Printemps, la Molière en Siècle d’Or, la Béjart, en Diane, juchée sur la cime d’une montagne roulante, à côté de Molière en dieu Pan. Le lendemain 8 mai, la Molière reparut dans la nouvelle pièce de son mari, la Princesse d’Élide, et le surlendemain dans le Ballet du palais d’Alcine, avec la De Brie, en nymphe suivante de la fière Du Parc, l’irrésistible Fée. Nouveau succès de beauté pour elle, nouveau succès d’esprit et de gaîté pour l’auteur-acteur de la comédie pseudo-grecque où sa verve gauloise avait trouvé moyen de réchauffer la froideur pédantesque des ballets mythologiques par l’introduction de la bouffonnerie sarcastique et de la farce réaliste. On pouffa de rire en l’entendant, tour à tour, débiter ses drôleries sous la casaque d’un valet de chiens ou les grelots d’un fou de cour. « Un fou, ou soi-disant », écrivait le soir même un invité, « plus heureux, plus sage que trente docteurs qui se piquent d’être des Catons ;

« Et pour moi, je tiens qu’à la Cour
N’est pas fou qui plaît à son maître. »

Or Molière plaisait à son maître. En quelques jours, sur le canevas d’une comédie par Moreto, El Desden con el Desden fort applaudie à Madrid, il avait bâclé, en vers, les deux premiers actes et, faute de temps, fait répéter et jouer les trois derniers en prose. « La princesse n’avait eu le temps que de prendre un de ses brodequins et elle était venue donner des marques de son obéissance, un pied chaussé et l’autre nu. »

Telle quelle, cette transformation, vive et sans gêne, d’un délicieux imbroglio sentimental et poétique en une mixture de parade foraine et de pastorale héroïque, enchanta la cour. Les jours suivants, Molière la ravit encore par d’autres gaîtés de son répertoire. C’est alors que, la voyant à point, se croyant assez fort pour lever son masque de fou devant la noble assemblée, la veille même de leur séparation, il voulut se montrer de nouveau, avec son vrai visage, celui d’un philosophe militant et justicier, maniant le fouet de la satire. Il allait le faire, cette fois, avec une telle vigueur que les éclats sonores en retentiraient bientôt jusqu’aux extrémités du monde.

Le lundi soir, 12 mai, le Roi Très Chrétien, les pieuses reines espagnoles Anne d’Autriche et Marie-Thérèse écoutèrent les trois premiers actes de l’Imposteur. La pièce était-elle réellement achevée ? Ou bien le prudent lutteur jugeait-il à propos de s’en tenir là pour le moment, de tâter un terrain brûlant avant de risquer les déclarations cyniques de Tartuffe aux quatrième et cinquième actes, dévoilant toute l’ignominie du faux dévot, ingrat, paillard, voleur ? Complète ou non, l’œuvre était, selon toute apparence, connue du roi et sa représentation autorisée par lui. « On la trouva fort divertissante », dit la relation officielle.

Divertissante pour tous ? Non, assurément. Au premier abord, ce fut, pour la plupart, une gênante surprise, pour beaucoup un effroyable scandale. L’expression de ces sentiments divers d’inquiétude ou de répulsion s’était forcément contenue devant l’attitude royale. Dès le lendemain, elle éclata. L’archevêque de Paris, confesseur du roi, M. de Péréfixe, se fit l’interprète des plaintes soulevées par cette audacieuse satire, où nombre de dévots sincères se croyaient suspectés et bafoués en même temps que les faux dévots. Le roi était parti pour Fontainebleau. Molière l’y rejoignit, obtint, à quelques jours d’intervalle, plusieurs audiences, tandis que la tempête grossissait et montait. Le roi, pour la calmer, dut donner une apparence de satisfaction aux plaignants. « Quoiqu’on ne doutât pas des intentions de l’auteur, il défendit pourtant la pièce en public et se priva lui-même de son plaisir pour n’en pas laisser abuser à d’autres moins capables d’en faire un juste discernement. » Molière pourra lui écrire : « Votre Majesté m’ôtait tout lieu de me plaindre, ayant eu la bonté de déclarer qu’Elle ne trouvait rien à dire dans cette comédie qu’Elle me défendait de produire en public. »

En fait, deux mois après, quand le cardinal Chigi, légat du Pape, vint à Fontainebleau apporter les excuses du Saint-Siège pour l’insulte faite à l’ambassadeur, duc de Créqui, ce fut Molière qu’on appela pour le distraire. Sa tactique fut la même qu’à Versailles. Après avoir fait rire l’Éminence par la Princesse d’Élide, il sollicita une audition pour la pièce incriminée par le clergé français. Le Tartuffe, sous son vrai nom, reparut, en appel, devant le juge le plus autorisé. L’Éminence, accoutumée aux libertés italiennes, marqua sa satisfaction par un fin sourire, qui devint bientôt, dans un placet, « l’approbation de M. le Légat et de MM. les Prélats ».

Après cette consultation, tout le monde sut que penser de la défense royale. C’est à qui, prince, seigneur, gros bourgeois, invitera chez lui Molière, soit pour une représentation, soit pour une lecture. Pas de belle réunion, pas de bon repas sans lui :

Molière, avec Tartuffe, y doit jouer son rôle.

Ceux même qui semblent ses victimes les plus nettement visées et les mieux atteintes, jésuites et jansénistes, se laissent tenter par la curiosité. Le 26 août, une représentation chez une des nobles protectrices de Port-Royal, Mme de Longueville ou Mme de Sablé, ne fut suspendue que par la coïncidence du plus fâcheux contretemps : ce jour-là même les agents royaux procédaient à l’expulsion des Vénérables Mères de la sainte maison. Des représentations ou lectures furent données chez l’académicien Montmaur, Ninon de Lenclos, Monsieur, frère du Roi, Madame, sa belle-sœur, « dans un temps où Sa Majesté était irritée contre les dévots de la Cour et quelques prélats qui s’étaient avisés de lui faire des remontrances au sujet de ses amours ». Plusieurs se succédèrent chez le grand Condé qui, dès le premier jour, avait pris hardiment la défense de Molière.

Huit jours après que l’Imposteur eut été défendu, on représenta devant la Cour une pièce intitulée Scaramouche ermite, et le Roi, en sortant, dit au Grand Prince : « Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche ». À quoi le Prince répondit : « La raison de cela, c’est que la comédie de Scaramouche joue le Ciel et la Religion, dont ces Messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes ; c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir, n (Préface de Tartuffe. Mars 1669.)

Par reconnaissance, c’est à Condé, au château de Raincy, qu’il fit l’honneur, le 29 novembre, de présenter enfin la Comédie « parfaite, entière et achevée en cinq actes ». Tartuffe allait encore reparaître, nombre de fois, chez les Condé, à Paris et à Chantilly. Néanmoins, pour qu’il remonte sur un théâtre public, il faudra encore cinq années, cinq longues et dures années, de lutte acharnée contre des oppositions respectables ou intéressées, durant lesquelles le poète-comédien dut déployer autant d’opiniâtreté et d’activité physiques et intellectuelles que le roi mit de volonté intime et de souplesse extérieure à concilier ses devoirs de souverain avec ses sympathies personnelles.

Durant même le séjour du roi à Fontainebleau, les invectives contre le poète avaient pris le ton le plus menaçant. Le curé de l’église Saint-Barthélémy le dénonçait au roi dans un pamphlet servile comme « un démon vêtu de chair et habillé comme un homme, le plus signalé impie et libertin qui fût jamais dans les siècles passés, qui méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même, avant-coureur de celui de l’enfer ». Le roi fit sans doute adresser quelques réprimandes à cet ecclésiastique fanatique qui s’apaisa. Molière, menacé du bûcher, ne tarda point à riposter, par une offensive plus violente et de plus haute portée. Le 15 février 1665, le Palais-Royal donnait le Festin de Pierre.

Cette fois, rien à dire pour le sujet. C’était la reprise d’une moralité édifiante, d’une pieuse légende, d’un mystère dès longtemps populaire sur les tréteaux catholiques d’Espagne et d’Italie, que des traductions ou adaptations récentes venaient de remettre à la mode en France. Le drame de Tirso de Molina, El Burlador de Sevilla y Combidado de piedra, avait été joué à Paris en 1660, par une troupe espagnole, celui de Giliberto et de Cicognini, Il Convitato di pietra (le Convive de pierre) par les Italiens à Paris et Lyon. Dorimont et Yilliers, sous les titres étranges du Festin de Pierre (!) ou le Fils criminel, ou l’Athée foudroyé, les avaient traduits et adaptés à la scène française. En province et dans la capitale, grâce à la variété des décors, aux effets fantastiques de la mise en scène, leurs tragi-comédies, montrant la débauche et le crime punis par un miracle, attiraient la foule et grossissaient les recettes. En voyant Molière, à son tour, entrer dans la lice et reprendre cette légende édifiante à son compte, la cabale des faux dévots pouvait croire à son repentir ou, du moins, à sa soumission : l’erreur ne fut pas de longue durée.

Dès les premières scènes, ils purent voir que l’adversaire n’avait pas désarmé, bien au contraire. D’abord, le banal débauché d’Espagne qui finit par demander la confession in extremis, s’était changé en vrai libertin français, gentilhomme cynique, insolent, spirituel, athée raisonneur et ironique, se mettant au-dessus de toutes les lois comme au-dessus de tous les scrupules. C’était bien un de ces marquis à plumes que Molière voyait parader et caqueter autour de sa femme, pères ou grand-pères des futurs Roués de la Régence. Jamais les vices élégants et monstrueux d’un certain nombre de jeunes courtisans n’avaient été mis à nu avec cette impitoyable franchise et cette verve brillante. Déjà la surprise était vive, mais le scandale fut à son comble, au cinquième acte, lorsque, pour compléter la collection de ses infamies, Don Juan, déguisé en ermite, répète devant son père dupé et son valet ahuri, en l’aggravant d’une froide misanthropie, avec une abominable et superbe éloquence, la profession de foi jésuitique, déjà débitée aux pieds d’Elmire par Tartuffe :

L’Hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus… C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée, et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’Hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main, ferme la bouche à tout le monde et jouit dune impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti…

C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit… Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je serai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, je saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Les coups étaient trop cinglants pour que les flagellés, ou leurs dupes, fussent lents à regimber. Le roi, sans nul doute, avait connu la pièce. Il garda encore, dans la circonstance, tout son sang-froid, voulant apaiser toutes les passions et concilier la liberté de la satire avec les égards dus à des susceptibilités honnêtes et respectables. Dès la seconde représentation, la scène du pauvre à qui Don Juan offre l’aumône à la condition qu’il renie Dieu, fut supprimée. D’autres retranchements furent encore opérés les jours suivants. Néanmoins, le flot des récriminations, plaintes et malédictions grossissait et montait tellement qu’après 15 représentations, la veille des vacances de Pâques, la pièce disparut de l’affiche. Le libraire qui avait acquis le texte n’osa le publier. Ce chef-d’œuvre, précurseur du drame moderne, ne devait être imprimé, avec coupures, qu’après la mort de l’auteur, en 1682.

La querelle, d’ailleurs, ne s’apaisait point. Un libelle, cauteleux et perfide, dû à la plume exercée d’un avocat au Parlement, le sieur Rochemont, accuse Molière de « mettre la Farce aux prises avec l’Évangile ! » Comme « rien n’a jamais paru de plus impie dans le paganisme » il rappelle, lui aussi, avec aménité, qu’Auguste envoya au supplice un bouffon qui avait raillé Jupiter, et que Théodose « avait condamné aux bêtes des farceurs qui tournèrent en dérision nos cérémonies ». Conclusion : un appel à la justice exemplaire de Louis XIV, avec l’espérance « que ce même bras séculier qui est l’appui des religions abattra tout à fait ce monstre et confondra à jamais son insolence ».

Le pamphlet de Rochemont avait paru dans les derniers jours d’avril. Les amis de Molière se préparaient à répliquer par une Réponse aux observations touchant le Festin de pierre, et une longue Lettre sur ces observations, dissertations en règle, dans lesquelles on a cru sentir la collaboration même de l’auteur attaqué. Mais, avant que ces protestations fussent imprimées (en juillet) le Roi avait déjà donné sa réponse. Le 12 juin, appelé à Versailles, Molière avait écrit un prologue pour une comédie de Mlle Desjardins, le Favori, et il l’avait joué lui-même, faisant le rôle d’un marquis, plus ridicule que jamais, qui s’installe sur le théâtre, malgré la résistance des gardes, interpelle insolemment le parterre et se querelle avec les spectateurs. Au mois d’août, après la publication des apologies, le roi rappelle le poète à Saint-Germain, et lui donne une marque plus éclatante de sa protection fidèle en demandant à son frère, protecteur en titre de la troupe, de la lui céder, directeur et acteurs. Les anciens bohèmes de l’« Illustre Théâtre » seront désormais les Comédiens du Roi avec une subvention de 6 000 livres. L’encouragement venait à point. Molière était las, moralement, physiquement, épuisé par tant de déboires, persécutions, démarches, inquiétudes, dans cette lutte acharnée. Il lui suffit, d’ailleurs, de ce retour de fortune, pour rebondir avec sa souplesse si habituelle, sur son tremplin. Et le voilà qui, de suite, s’élance contre de nouveaux adversaires !

Après les pédants littéraires, les grands seigneurs insolents, les hypocrites d’église ou de cour, le tour allait venir des grands docteurs orgueilleux et des hypocrites de la science. Les médecins vont passer sous ses étrivières. Déjà, dans Don Juan, il leur avait poussé la première botte : « Tout leur art est pure grimace. C’est une des plus grandes erreurs qui soit parmi les hommes ». Une farce, les Médecins (plus tard l’Amour médecin), jouée à la cour le 15 septembre, au Palais-Royal sept jours après, souleva de suite et partout un rire inextinguible. Sans doute, certaines plaisanteries sur la médecine et les médecins, depuis le Moyen âge, se répétaient sans cesse sur les tréteaux français, italiens, espagnols, mais générales, banales, peu variées. Cette fois c’étaient vraiment les sottises, ignorances, suffisances, avidités contemporaines saisies sur le vif, analysées et flagellées sans ménagements. Qui plus est, cette fois, on pouvait reconnaître les victimes soit à leurs défauts physiques, soit à leurs noms à peine déformés. Toutes, des personnalités illustres, officielles, les princes même de la science : Des Fougerais (Desfonandrès), Esprit (Bahys), Guénaut (Macroton), Yvelin (Fillerin), les trois derniers médecins de Monsieur, de la Reine et de Madame, de la pauvre Madame qui devait, quelques années après, si tristement et brusquement, mourir entre leurs mains ignorantes. On accusa le médecin de Molière, le Dr de Mauvillain, doyen de la Faculté, d’avoir fourni des notes sur ses confrères. On chuchotait tout bas que le roi encore n’était pas étranger à cette nouvelle campagne, lu jour que Molière lui présentait Mauvillain : « Voilà donc votre médecin, dit Louis XIV, que vous fait-il ? — Nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes ; je ne les fais point et je guéris ». L’obstiné rieur disait-il bien la vérité ? En fait, il se sentait de plus en plus tourmenté par sa maladie de poitrine, il suivait un régime, ne buvait que du lait et ne guérissait pas. Ses diatribes arrières contre les impuissances et les prétentions médicales ressemblent parfois à des explosions de désespoir personnel. On y doit trouver aussi le trop juste ressentiment de mille fâcheuses erreurs contemporaines.

Or, en ce moment, Molière souffrait plus que jamais d’un affaiblissement physique qui le rendait incapable de faire face à tous les chagrins et tous les soucis dont il était assailli, à tous les devoirs et obligations de son métier et de sa situation. De tous côtés, ce n’était que tracas et crève-cœurs. Après les interdictions de Tartufe et de Don Juan, au milieu d’une guerre incessante de calomnies et de menaces, une avalanche de douleurs intimes. Au théâtre, c’est Racine, le beau jeune poète, dont il avait encouragé les débuts, inspiré les essais, joué la première pièce la Thébaïde, l’année précédente, et la seconde, Alexandre, en cet instant même (4 décembre), qui, par hâte d’ambition ou lâcheté d’amour, le trahit, l’abandonne, fait jouer, sans crier gare, le même Alexandre en concurrence par la troupe rivale, à l’Hôtel de Bourgogne, prépare la désertion de la Du Parc, la hautaine et capricieuse Marquise. Dans son intérieur, ce sont les légèretés incorrigibles d’Armande, les premiers pardons suivis de raccommodements éphémères, et les raccommodements suivis de douloureuses séparations qui, en se répétant, exaspèrent, désespèrent l’opiniâtreté d’une généreuse affection, tendre comme celle d’un amant, délicate comme celle d’un père.

Cette année-là, au début de l’hiver, il fit une rechute si grave que le bruit de sa mort se répandit. Il ne put remonter en scène durant les mois de décembre et janvier. Est-ce à ce moment, que, d’après ses amis, « profondément découragé, il essaya de vivre en vrai philosophe… toujours occupé de s’assurer une réputation d’honnête homme,… sans se mettre en peine des humeurs de sa femme qu’il laissait vivre à sa guise, quoiqu’il conservât toujours pour elle une véritable tendresse » ? C’est vraisemblable. Mais si cette crise, physique et morale, fut l’une des plus pénibles que l’homme eut à traverser, ce fut celle où le poète indigné trouva son inspiration la plus haute et la plus noblement humaine. De cette misanthropie passagère du mari, de l’ami, de l’auteur ulcérés, jaillit, comme un cri de soulagement et de vengeance, cette magnifique confidence des douleurs longuement souffertes, le Misanthrope, joué au Palais-Royal le 4 juin 1666 !

Cette fois, on ne pouvait plus reprocher au farceur un succès dû aux jeux de la scène, aux surprises de l’intrigue, à la verdeur du langage. Nulle intrigue, nul coup de théâtre, nulle action qu’une action morale. Rien qu’un développement de psychologie passionnelle dans un seul personnage et de psychologie sociale autour de lui. Jamais on n’avait exprimé, avec si peu de moyens et une telle profondeur, quelques-unes des émotions les plus vives et les plus communes de l’âme humaine. Cette simple et poignante tragédie, d’abord lue dans le salon de Mme d’Orléans, avait été fort applaudie par les gens éclairés de la cour et de la ville. Elle était d’une trop haute portée pour être aussi vite comprise par un public plus nombreux, moins choisi, mal préparé. Le parterre, surpris, fut désappointé. Les recettes, après la seconde représentation, baissèrent rapidement et descendirent jusqu’au minimum. Pour sauver la situation, il fallait donc, au plus vite, une bouffonnerie. Molière n’eut qu’à fouiller dans la malle des tournées provinciales, pour en sortir le Fagatior qui, en quelques jours, devint le Médecin malgré lui.

Grâce à cet appoint (6 août) le Misanthrope put reprendre sa carrière. Le paysan madré protégea et fit passer le trop crédule et distingué gentilhomme. Le Vilain mire du moyen âge, le Fagotior du Languedoc, sous leur nouveau costume, donnèrent autant de joie aux Parisiens du xviie siècle que leurs pères et aïeux en avaient donné à leurs ancêtres. C’était toujours la vieille Gaule accourant au secours de la nouvelle France !

À peine le Médecin malgré lui avait-il rendu à l’auteur du Misanthrope la faveur populaire qu’il lui fallut aussitôt satisfaire à un nouveau caprice royal et collaborer au Ballet des Muses, qu’on organisait au château de Saint-Germain sous la direction de Benserade. Molière, pour sa part, y fournit trois morceaux bien divers : le 2 décembre, une sorte d’idylle héroïque, Mélicerte, le 5 janvier, une parodie champêtre, la Pastorale comique, le 14 février, une fantaisie comico-romantique, le Sicilien ou l’Amour peintre. Le sujet de Mélicerte était pris dans le célèbre roman de Mlle de Scudéry Artamène, ou le Grand Cyrus ; c’était l’histoire sentimentale de Pisastris et de Timante transportée de l’Égypte précieuse des salons de Rambouillet, dans une vallée de Tempé versaillaise. L’auteur-acteur-directeur fut, cette fois, si pressé dans son improvisation que Mélicerte, comme la Princesse d’Élide, en resta, pour les rimes, au second acte ; elle fut jouée telle quelle et ne fut jamais complétée. La rapidité de travail s’y trahit à chaque pas et, pourtant, nulle part Molière n’a semé de vers plus charmants et plus tendres, d’un rythme si élégant et souple, embaumés de parfum antique. Quelques-uns en vont être repris ou imités par le vieux La Fontaine et le jeune Racine, quelques autres y font pressentir André Chénier. Le rôle principal du bel adolescent Myrtil, séducteur innocent de Mélicerte et des autres nymphes, était joué par le jeune Baron. Molière, ravi des dispositions théâtrales de son élève, s’occupait de son instruction avec tant d’affection que Mlle Molière en était jalouse. Un jour qu’elle s’était emportée jusqu’à le souffleter, Baron s’était enfui de la maison ; on ne l’y avait ramené qu’à grand’peine. Mélicerte, où la Molière joua le rôle de celle qui aime Baron-Mvrtil, fut, semble-t-il, un acte de vraie ou fausse réconciliation. Toujours est-il que Molière oublia Mélicerte, et que, vingt-cinq ans après sa mort, lorsque le fils de sa veuve remariée au comédien Guérin d’Estriché, eut la malencontreuse impertinence de remanier et compléter l’œuvre interrompue, mais demeurée dans le souvenir des lettrés, il ne trouva, nous dit-il, dans la valise posthume, aucun scénario, ni canevas des trois derniers actes.

De la Pastorale comique, il ne reste que quelques fragments sans intérêt, des couplets à chanter. Le Sicilien, heureusement, ouvrage plus ancien peut-être, était achevé. On le reprit trois fois avec un succès extraordinaire, les 14, 17, 19, et lorsque la troupe quitta Saint-Germain, le roi lui fit donner une gratification de 6 000 livres. Toutefois, son chef était épuisé par ce surmenage de productions, d’agitations, de douleurs. Il retomba si gravement malade qu’on désespéra de lui quelques jours, il ne se remit qu’à grand’peine. C’est le 10 juin seulement qu’il put, au Palais-Royal, reparaître dans le Sicilien. La délicieuse fantaisie fut aussitôt saluée comme un chef-d’œuvre par les amateurs. On y admira une liberté et une franchise croissantes dans le jeu scénique et le dialogue, une étendue nouvelle d’observation dans la variété des types nationaux et étrangers, dans la peinture des tempérament et façons diverses d’aimer, sentir et agir chez un Italien du Midi, chez une Grecque, chez un Français.

Toutes ces alternatives de souffrances et victoires ne faisaient point perdre de vue à Molière le but suprême de ses désirs, la reprise de Tartuffe. Après ces nouvelles preuves de soumission et de talent données à Saint-Germain et à Paris, il se crut en mesure de rouvrir la lutte. Le roi, en partant pour l’armée des Flandres, lui accorda l’autorisation verbale de faire remonter sur les planches l’Imposteur, mondanisé et défroqué, Panulphe au lieu de Tartuffe, hypocrite de cour au lieu d’hypocrite d’église, en habit de ville, grand collet, dentelles et rubans, avec l’épée. Presque rien de changé, sans doute, aux gestes et paroles. Tartuffe reparut donc le 5 août au Palais-Royal, trop petit pour contenir la foule qui s’écrasait. Ce fut un triomphe étourdissant.

Mais, si le roi était loin, les dévots étaient là : sincères ou de grimace, ils veillaient. En l’absence du souverain, la police appartenait au Parlement. Son respectable président, M. de Lamoignon, janséniste austère, blessé dans ses sentiments de piété, dès le lendemain fit interdire la pièce. Les affiches sont lacérées, les portes fermées, des gardes en armes posés devant le Palais. Molière, sans perdre de temps, court chez la duchesse d’Orléans. Celle-ci dépêche à son tour chez le Président un de ses officiers, un messager maladroit, qui gâte tout, n’obtient rien. Les saints faisant la sourde oreille, il faut s’adresser au bon Dieu ! La Grange et la Thorillière, les deux plus distingués de la troupe, hommes de sens et de tact, esprits clairs et bons diplomates, s’élancent, dès le 8 août, en poste, sur la route de Flandre, chargés dune supplique pour le roi :

… Dans l’état où je me vois, où trouver, Sire, une protection qu’au lieu où je vais la chercher ?… La cabale s’est réveillée… Ils ont trouvé moyen de surprendre des esprits qui, dans toute autre matière, font une haute profession de ne se point laisser surprendre. Ils ne sauraient me pardonner de dévoiler leurs impostures aux yeux de tout le monde… J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière ; mais il est très assure, Sire, qu’il ne faut plus que je songe à faire de comédie si les Tartufes ont l’avantage, qu’ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, ils voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir de ma plume.

Le roi reçut très bien les deux messagers. « Monsieur nous protégea à son ordinaire, et Sa Majesté nous fît dire qu’à son retour à Paris, Elle ferait examiner la pièce et que nous la jouerions. Après quoi, nous sommes revenus. Le voyage a coûté 1 000 livres à la troupe. » Malheureusement, le retour du roi se fit attendre. Dès le 11 août, l’archevêque de Paris avait lancé une ordonnance interdisant « à toutes personnes du diocèse de représenter, lire ou entendre réciter la susdite comédie, soit publiquement, soit en particulier, sous quelque nom et prétexte que ce soit et sous peine d’excommunication ». Une entrevue de Molière avec le Président de Lamoignon, ménagée par Boileau, n’obtint aucun adoucissement. Lors du retour du roi, le 7 septembre, Molière, profondément découragé, repris par ses maladies, épuisé par la lutte, sembla prêt, en effet, à exécuter sa menace, à se retirer du théâtre. Le Palais-Royal resta fermé durant sept semaines. C’est le 25 septembre seulement que, sur les instances de ses amis, il se décida à le rouvrir avec le Misanthrope.

Il semble que, cette fois encore, malgré l’interdiction maintenue pour le Tartuffe, il ait été relevé, dans son abattement, par quelque assistance royale. Et lorsqu’après quelques mois de retraite laborieuse, ragaillardi, comme d’habitude, et surexcité par les épreuves, il montra n avoir rien perdu de sa verve en donnant Amphytrion, à la ville et à la cour, pour leurs étrennes de 1668, on crut trouver, dans cette étincelante et victorieuse rivalité avec Plaute et Rotrou, plus d’une allusion transparente aux dernières misères et consolations du poète de cour, serviteur des puissants :

Vers la retraite en vain la raison nous appelle.
En vain notre dépit quelquefois y consent :
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant,
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Nous rengage de plus belle.

La liberté, parfois irrévérencieuse, vis-à-vis des grands et de leurs vices, qui éclate, à chaque instant, dans les vers, au rythme libre, de cette spirituelle fantaisie, prouvait bien clairement et publiquement la rentrée du poète en des grâces qu’il n’avait jamais sérieusement perdues. Remis entrain par le succès, complétant ou recomposant, avec une sûreté rapide de mise au point due à son expérience plus mûre, d’anciens scénarios, il s’affirme, coup sur coup, avec une profondeur d’ironie douloureuse, artiste plus vivant que jamais, dans ces deux comédies, poignantes et presque tragiques, Georges Dandin, en juillet, l’Avare en septembre.

À travers tous ces événements, sa pensée, comme celle de ses amis, restait toujours attachée à Tartuffe. Durant l’année 1668, comme Chantilly, hors du diocèse de Paris, échappait aux foudres de l’excommunication lancées par Mgr de Harlay, le Grand Condé y avait fait représenter publiquement le Tartuffe, le 20 septembre. Il s’était déjà donné, clandestinement, la même satisfaction, dans son Hôtel, à Paris, le 4 mai. Il devenait clair qu’il suffirait d’une occasion pour que l’interdiction ecclésiastique fût levée par l’autorité royale, Molière la crut venue, lorsqu’un bref du pape Clément IX, mettant fin aux dissentiments avec la cour de Rome, fut apporté à Versailles, et qu’une médaille fut frappée le 1er janvier 1669 pour solenniser la conclusion de cette « Paix de l’Église ». La Paix de l’Église devint vite, en effet, la Paix au Théâtre. La permission de « représenter le Tartuffe en public sans interruption » fut signée dès le 5 février. Le même soir, une foule énorme « où l’on courut hasard d’être étouffé dedans la presse » applaudissait à tout rompre le revenant annoncé comme « pièce nouvelle ». On ne joua rien autre, au Palais-Royal, jusqu’aux vacances de Pâques. Encore fallut-il, les jours de liberté, l’aller jouer chez les grands personnages. « Beaucoup se plaignent ici, et les médecins aussi, dit fini Patin, vu qu’il n’y a plus que les comédiens qui gagnent au Tartuffe de Molière ! »

Cette victoire ne fut attristée pour l’auteur que par la mort de son pire, le 25 février, dix jours après la première représentation. Jean Poquelin laissait des affaires fort embrouillées. Déjà, l’année précédente, son fils lui avait fait discrètement avancer 10 000 livres, par l’entremise et sous le nom de Rohault. Lors du règlement de la succession, le 5 août, il se chargea, avec la même générosité reconnaissante, d’acquitter le passif.

La cause de Molière était donc gagnée, à la ville comme à la cour, en province bientôt et à l’étranger comme à Paris, et avec elle, celle de la liberté au théâtre. Désormais, on pourra, de temps à autre, la bâillonner encore, on ne pourra plus l’étouffer. Par sa franche et énergique passion pour la vérité, le farceur philosophe, achevant l’œuvre de Descartes et de Pascal, a complété, pour la nation entière, pour la noblesse, la bourgeoisie, le peuple, l’affranchissement de pensée qu’ils avaient opérée dans l’élite des esprits cultivés, et délivré de toutes les chaînes traditionnelles le génie national.

Molière, sur-le-champ, remercia gaîment le roi par un court billet, où il lui recommandait pour un canonicat vacant, « le fils de son honnête médecin, qui lui promet, et veut s obliger devant notaire a le faire vivre encore trente années ». Il s’excuse d’oser « demander encore cette grâce le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par les bontés de Sa Majesté ». Mais, ajoute-t-il, « je suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots et je le serais, par cette seconde, avec les médecins ».