Aller au contenu

Molière (Lafenestre)/4

La bibliothèque libre.


IV

DERNIÈRES ANNÉES
(1669-1673)

Molière était-il réconcilié avec les dévots par les applaudissements publics librement enfin accordés à Tartuffe ? Allait-il l’être avec les médecins parce que le fils de l’un d’eux, du sien, recevait de la faveur royale une sinécure ecclésiastique ? Le fin railleur était trop avisé pour le croire. Le ton même de son remerciement, ironique et triomphant, semblait d’un fâcheux augure pour ceux de ses adversaires qu’il ne jugeait point encore suffisamment abattus. On le vit bien dès que les occasions, en apparence les moins opportunes, lui en furent offertes par toute la série des fêtes brillantes organisées, les années suivantes, dans les résidences royales, et auxquelles il prit la plus grande part, comme fournisseur d’intermèdes joyeux et de fantaisies bouffonnes, soit intercalés entre les divertissements musicaux et chorégraphiques, soit leur servant de prétexte et de cadre.

C’est une habitude de plaindre, et même d’accuser Molière, pour s’être si complaisamment plié aux caprices et aux exigences de la protection royale. Pouvait-il agir autrement, après tant de bienfaits reçus ? Est-il certain surtout qu’il eût envie de faire autrement ? Homme d’action autant que de pensée, habile à se servir des gens autant qu’à disposer des choses, ne semble-t-il pas, au contraire, qu’il ait trouvé, dans ces récréations improvisées, d’heureuses satisfactions pour les besoins de son génie inventif autant que pour ceux de son amour-propre ? À voir l’entrain qu’il y déploie, comment s’imaginer qu’il en ait tant souffert ? Dans ces ballets tour à tour mythologiques, allégoriques, bouffons, son imagination, délivrée de toutes les règles imposées au théâtre, échappant aux chaînes des unités, se mouvait avec plus d’aisance et pouvait se laisser plus franchement aller à toutes sortes de hardiesses et d’innovations. Ces alternatives de gravité mélancolique et d’explosions de joie, ne s’étaient-elles pas déjà naturellement succédé dans son œuvre, comme elles se succédaient dans sa vie ? Chaque fois qu’il avait éprouvé quelque déboire à l’occasion de ses grandes œuvres, ne l’avait-on pas vu remonter, avec des éclats de rire bruyants, sur ses tréteaux de paradiste, pour se venger des autres et de lui-même, en reprenant des forces pour continuer la lutte ?

Si nous allons voir maintenant se succéder, presque régulièrement, le grave au bouffon, la farce à la poésie, que l’inspiration vienne du roi ou qu’elle vienne de lui, nous y reconnaîtrons une liberté d’esprit conforme aux éternels et doubles instincts de la nature humaine, mieux gardée par les hommes de cour et par les gens du peuple, que par le dogmatisme des lettrés. En passant de M. de Pourceaugnac aux Amants magnifiques, du Bourgeois gentilhomme à Psyché, des Fourberies de Scapin aux Femmes savantes, de la Comtesse d’Escarbagnas au Malade imaginaire, Molière allait donner d’égales preuves d’une souplesse de génie et d’une fertilité de moyens comparables à celles de ses grands prédécesseurs, Shakespeare et Lope de Vega. Comment pourrions-nous partager aujourd’hui les préjugés scholastiques sur la dignité exclusive de la comédie régulière et classique dont Boileau, sévère ami de Molière, son loyal et ferme soutien, se faisait, auprès de lui, l’écho obstiné avec une sincérité de douleur touchante ? Est-il vrai que l’auteur du Misanthrope' se déshonorât lorsqu’il endossait la casaque de Scapin, ou s’exposait, sous le pourpoint de Pourceaugnac, aux poursuites armées des apothicaires ? Pas plus, assurément, que tous les princes et gentilhommes, qui, sous des déguisements allégoriques, dansaient autour de lui des entrechats. Tout ce monde était exubérant de jeunesse et de confiance, de vaillance et de sentimentalité, d’intelligence et de malignité : Molière s’associait naturellement à cette joie de vivre. Plus mûr, néanmoins, et plus réfléchi, il ne manquait pas de mêler, à tous les plaisirs qu’il leur donnait, les enseignements de son expérience sagace, enseignements d’autant mieux acceptés qu’ils se présentaient sous des formes de plus en plus vives, spontanées, franches et gaies. Alors, d’ailleurs, par prudence ou par ordre, laissant quelque répit aux hypocrites d’église ou de cour, le voilà qui se retourne du côté du tiers-état. Dans la nouvelle campagne qu’il entreprend, il s’attaque, de préférence, aux vanités, prétentions, sottises, qu’il avait observées dans le monde bourgeois, soit à Paris, soit en province.

Tartuffe n’avait pas encore épuisé son succès au Palais-Royal quand Molière et Lulli lurent appelés au château de Ghambord, où la cour allait passer la saison des chasses. Les deux compères, alors en bonne intelligence, poète et musicien, Parisien et Florentin, y donnèrent à qui mieux mieux, et de leur métier, et de leur activité, et de leur personne. Arrivés à Chambord le 17 septembre ils n’en repartirent que le 20 octobre. M. de Pourceaugnac avait été représenté le 6 de ce mois. Il aurait donc suffi de 19 jours pour composer texte et musique, organiser la mise en scène, suivre les répétitions. Or, durant ces trois semaines, Molière avait joué, presque tous les jours, dans son répertoire ordinaire. Il est bien certain qu’en cette circonstance comme en d’autres, il remania, adapta, rajeunit d’anciens scénarios composés dans ses tournées juvéniles. Bien que la scène soit à Paris, les types sont provinciaux ou étrangers. Pourceaugnac est limousin, Sbrigani napolitain, Nérine sent aussi son origine italienne, bien qu’elle soit polyglotte, et parle couramment la langue d’oïl, comme Lucette la langue d’oc. On y entend deux Suisses jargonner du franco-allemand. Il y a des chanteurs italiens. Tout le vocabulaire médical s’étale dans le discours des médecins consultants et le vocabulaire juridique éclate dans les menaces du hobereau-robin qui tantôt se vante et tantôt rougit de sa science du droit, due simplement, dit-il, à son bon sens de gentilhomme. C’est un pot-pourri international et interprovincial de langages et de patois, où l’auteur prend plaisir à montrer le profit qu’il a retiré de ses vagabondages au nord et au midi. C’est aussi décidément, l’introduction, sur la scène comique, des petites gens de races diverses, avec les particularités exactes de leur esprit et de leur langage. Charlotte, Pierrot, avaient commencé dans Don Juan, Martine et Toinette vont bientôt suivre. Molière, dans le rôle du limousin ahuri, remporta un succès de fou rire, comme le maestro Lulli, lui aussi pantomime incomparable, avec ses singeries, dans celui d’un médecin porteur de seringue.

Les médecins et leurs médecines, les apothicaires et leurs instruments tiennent, dans ce divertissement royal, une telle place que les spectateurs modernes s’en déclarent volontiers scandalisés. Nous avons, en effet, d’autres mœurs,

…des mœurs qui se croient plus sévères
Parce que nous lavons et nous rinçons nos verres.

Mais, à la cour du grand roi, on ne se condamnait pas toujours, ni des yeux, ni des lèvres, à tant de réserves pudibondes, pas plus que, dans les résidences princières, les architectes ne songeaient encore aux constructions d’hygiène et de propreté qui nous semblent les plus indispensables. Il suffit d’ouvrir les mémoires et lettres du temps pour savoir que la liberté de langage, prise par Molière, et même sa liberté de gestes, étaient celles des dames les plus raffinées. Ce mélange de grossièretés naïves et de préciosités subtiles, qui n’impliquait point, d’ailleurs, des corruptions morales plus profondes que nos corruptions modernes sous une réserve apparente dans les mots, n’est pas un des traits les moins curieux de la société du xviie siècle.

Quant aux satires sanglantes dont Molière poursuit, avec un acharnement opiniâtre, l’ignorance, la suffisance, la cupidité des médecins, le ton amer n’en dépasse pas celui des médecins même lorsqu’ils parlent alors de leurs confrères. Les lettres de Gui Patin, le saigneur infatigable, le galiéniste fanatique, expliquent et justifient les applaudissements dont toutes les victimes de leur routine solennelle, ou leurs survivants, saluaient la révolte et la protestation du bon sens contre leurs infatuations meurtrières. Molière pouvait-il oublier que son vieux maître Gassendi avait succombé à l’acharnement des lancettes, saigné treize fois de suite le jour de sa mort ? Molière, d’accord avec Louis XIV, était, cette fois encore, le défenseur du progrès contre la tradition, de la science contre la routine. Tous deux acceptaient l’émétique et la circulation du sang quand Gui Patin, doyen de l’école de Paris, enregistrait la mort d’un adversaire, un docteur de Montpellier, trop accessible aux idées nouvelles, en ces termes furibonds : « Comme étant fort malade, on lui proposait une saignée, il répondit que c’était le remède des pédants sanguinaires et qu’il aimait mieux mourir que d’être saigné. Ainsi a-t-il fait. Le Diable le saignera dans l’autre monde comme le mérite un fourbe et un athée ». Il faut reconnaître qu’auprès de ces animosités et aménités professionnelles, les ironies de Molière semblent assez innocentes.

Après cette débauche de réalisme gaulois, un repos dans l’idéalisme espagnol, dans le roman héroïque après la fantaisie bouffonne, était le relèvement et le rafraîchissement obligatoires. Le roi, nous dit Molière, « le roi qui ne veut que des choses extraordinaires dans tout ce qu’il entreprend » lui fournit lui-même le sujet des Amants magnifiques. Thème assez hardi pour le temps, dans une telle société, en de tels lieux, et qui révèle, chez le roi, à ce moment si bien servi par de petits bourgeois, une liberté d’esprit presque révolutionnaire. Il s’agit, en effet, d’un soldat de fortune amoureux d’une grande princesse, dont il est aimé. Sincèrement soumis tous deux aux conventions sociales, ni l’amant, ni la dame, par dignité, n’osent longtemps se déclarer. Ils finissent cependant par s’épouser, sans que le vaillant général ait besoin, comme don Sanche d’Aragon, de trouver subitement, par un coup de théâtre invraisemblable, l’humilité de son origine plébéienne échangée pour l’éclat d’une naissance royale. Toute cette action amoureuse est menée entre personnages de sentiments élevés et de langage courtois, avec une dignité souriante et d’exquises délicatesses ; les Amants magnifiques furent joués à Saint-Germain, en février 1670.

Peu de temps auparavant, au même château, le roi avait reçu en audience solennelle un envoyé du Grand Seigneur, Soliman Muta Harraca. La mise en scène était somptueuse. « Le roi, sur un trône d’argent, au-dessus d’une estrade de quatre degrés, y paraissait dans toute sa majesté, revêtu d’un brocart d’or, tellement couvert de diamants qu’il semblait qu’il fût couronné de lumière ». Mais le Turc, non moins superbement vêtu, chargé d’orfèvreries et de pierres précieuses, n’avait point été ébloui, comme il convenait, ni par le luxe de la salle, ni même par la beauté fière de l’Auguste Majesté ! Il affecta même de ne s’en point apercevoir, et son indifférence fut imitée par sa suite. Cette insolence inattendue chez un Barbare avait exaspéré la vanité des courtisans. On résolut de s’en venger en s’en moquant. D’Arvieux, drogman de l’ambassade, familiarisé, par un long séjour, avec les coutumes de l’Orient, fut adjoint à Molière et Lulli pour la composition d’une turquerie grotesque, où ces mécréants seraient traités de la bonne manière.

Le Bourgeois gentilhomme, joué, l’année suivante, au même château de Chambord, dans la même saison de chasse, y surprit et y enchanta plus encore que son aîné, le pseudo-gentilhomme de province, le robin honteux, M. de Pourceaugnac. De même que la course des clystères n’avait été qu’un prétexte à bafouer la sottise des charlatans et la suffisance des provinciaux, les intermèdes dansants, la cérémonie turque en l’honneur du nouveau Mamamouchi et le Ballet des Nations, n’avaient été pour la souplesse de Molière qu’une occasion d’intercaler dans un cadre bouffon une de ses comédies les plus vivantes, d’une haute portée sociale. D’une part, la Bourgeoisie vaniteuse, mais honnête, avec ses ridicules dans M. Jourdain, sa droiture et son bon sens dans Mme Jourdain. D’autre part, la Noblesse, cultivée mais corrompue, avec ses insolences et ses vices, dans la comtesse intrigante et son digne amant, le comte escroc. C’était continuer encore avec plus de hardiesse, sous des formes plus habiles, la campagne, depuis longtemps commencée, contre toutes les vanités, vilenies ou sottises engendrées par les inégalités sociales.

Il semble qu à ce moment, du reste, une heureuse accalmie, dans ses souffrances physiques et morales, avait rendu, pour quelque temps, un essor plus libre à l’inspiration toujours prête de l’obstiné lutteur. Dans sa champêtre solitude d’Auteuil, il échappait, le plus souvent possible, aux tracas et aux soucis du surmenage théâtral et directorial. Le délicieux portrait qu’il fait tracer de sa femme par le tendre Cléonte, dans le Bourgeois, révèle tout au moins le désir et l’espoir d’une réconciliation qui fut accomplie au plus tard l’année suivante, puisque Armande lui donna un second fils en septembre 1672. Dans cet état d’esprit, comme il est en veine de gaîté et de poésie, il est en veine de générosités et de pardons. Il se réconcilie et réconcilie sa femme avec le jeune Baron, qu’on rappelle de province pour l’attacher définitivement à la troupe. Il se réconcilie avec le vieux Pierre Corneille, dont il avait été mal accueilli à ses débuts et qu’il avait lui-même irrévérencieusement attaqué.

L’occasion ou la conséquence de ces raccommodements fut un nouveau ballet, à grand spectacle, demandé par le roi. Cette fois encore, après la bouffonnerie, la poésie. Il y avait au garde-meuble un magnifique décor des Enfers, depuis longtemps inutilisé. D’autre part, le roman de Psyché, la pittoresque légende d’Apulée, délicieusement modernisée par le bonhomme La Fontaine, était le grand succès du jour. Coïncidence vraiment tentante ! Vite, vite, une Psyché aux Enfers ! La besogne pressait, Molière dut demander à son maître, au doyen du Théâtre, sa collaboration. L’auteur du Cid et de Polyeucte, toujours jeune malgré ses soixante-quatre ans, se souvint qu’avant d’être le puissant tragique, il avait été le tendre et vif auteur d’exquises fantaisies galantes, il accepta avec empressement. Le rôle du bel Amour était réservé au beau Baron, celui de la séduisante Psyché à la séduisante Armande, dont les beaux yeux et l’esprit pétillant excitèrent une féconde émulation entre les deux poètes également glorieux, l’un qui l’adorait, l’autre qui l’admirait. On était si pressé que, pour les vers à musique, on dut appeler un troisième collaborateur, Quinault : « Le carnaval, dit Molière, approchait, et les ordres du roi m’ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de secours. »

Un peu de secours ! C’est, il faut l’avouer, de la part de Molière, un euphémisme assez peu modeste et marquant peu d’égards pour Corneille. En fait Molière avait fait 650 vers, Corneille 2 226, et ceux du vieux maître comptent parmi les plus charmants qu’on puisse recueillir dans son œuvre immense, et même dans la poésie lyrique et élégiaque du xviie siècle. Sans doute, dans les parties qu’il avait pu achever, Molière avait fait un effort heureux pour se hausser, comme dans les Amants magnifiques, jusqu’au style de la poésie noble, tout en gardant son originalité d’observateur psychologique. Il faut pourtant constater que Corneille, pris à l’improviste et pour une besogne dont il semblait avoir perdu l’usage, déploya encore, dans cette occasion, une maîtrise supérieure de pensée et d’exécution.

En attendant que le Palais-Royal pût représenter, à son tour, cette Psyché si fort applaudie aux Tuileries, mais dont la mise en scène exigeait de grandes dépenses en décors et costumes, il fallait bien faire patienter le public parisien. Dès le 24 mai, Molière l’apaise en lui offrant les Fourberies de Scapin. C’était encore là une de ces farces joyeuses, dont avaient raffolé naguère les badauds du Lyonnais, de Languedoc, de Gascogne. Remanié, amplifié, raffiné par un artiste, chaque jour plus sûr de lui, Gorgibus dans le sac, sous son nouveau titre, allait vite conquérir une légitime popularité qui dure encore, malgré les protestations de Boileau.

C’est à ce moment, semble-t-il, que l’honnête et sévère Aristarque, navré de voir son ami s’abaisser, selon sa pensée, à des besognes indignes de son génie, et surtout compromettre sa dignité de poète sous le travestissement et les grimaces d’un bouffon, lui aurait, de nouveau, adressé à ce sujet des supplications pressantes. Il est juste de dire qu’à ce scrupule moral s’ajoutait, probablement chez Boileau comme chez d’autres familiers, l’appréhension de quelque catastrophe. On s’effrayait du surmenage que ce travail opiniâtre et compliqué de composition, de direction, d’administration imposait à ce valétudinaire d’autre part accablé par d’incessantes douleurs ou inquiétudes intimes. «  Contentez-vous de composer, lui disait-on, laissez l’action théâtrale à quelqu’un de vos camarades, cela vous fera plus d’honneur dans le public, et vos acteurs, d’ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. » On sait la réponse de l’imprésario, réponse dictée à la fois par une passion persévérante pour l’action théâtrale, une conception plus large et plus libre de la profession de comédien, un sentiment généreux de solidarité reconnaissante pour ses compagnons de mauvaise et de bonne fortune : « Ah ! Monsieur, que dites-vous-là ! Il y a honneur à ne point quitter. »

Toutes les circonstances, pourtant, se succédaient sans relâche, pour lui conseiller une détente. Mais ce repos, comment le prendre ? Tandis que Scapin est joué tous les jours, on prépare la mise en scène de Psyché. Psyché est à peine montée et jouée le 24 juillet, qu’en prévision du prochain mariage de Monsieur, veuf d’Henriette, avec une princesse palatine, le roi demande deux comédies pour encadrer les intermèdes d’un énorme ballet. Dans ce Ballet des Ballets, devront être réunis les plus brillants épisodes applaudis dans les ballets antérieurs. C’est Molière qui doit procéder à cette confection, « lui donner l’âme », c’est Molière qui doit improviser les deux morceaux dramatiques, c’est Molière qui doit y jouer les principaux personnages. Des deux comédies, l’une est perdue, la Pastorale, où l’auteur figurait un Pâtre et un Turc, l’autre est la Comtesse d’Escarbagnas. Ce dernier pot-pourri enchanta l’Allemande et toute la cour 3 qui le redemanda durant l’hiver.

Chaque hiver était, pour Molière, une cause de rechute. Mais, cet hiver-là, à toutes les souffrances d’une bronchite opiniâtre, s’en ajoutèrent bien d’autres. Le 19 février, il ne put jouer, parce que Madeleine Béjart, la vieille amie de sa jeunesse, la conseillère de toute sa vie, la fondatrice de la troupe, s’éteignait après une longue agonie. En ce moment, on monte les Femmes savantes, achevées, sans doute, durant la maladie. La première représentation est donnée le 11 mars. Nouveau triomphe, nouvelles tempêtes. L’attaque renouvelée contre la Préciosité et le Pédantisme est, cette fois, si générale et si énergique, poussée à fond avec une telle franchise de développements, une telle hardiesse de personnalités, que toutes les haines endormies se réveillent. Physiquement, Molière n’en peut plus. Moralement, il sent qu’il faiblit. Pendant qu’il prépare la représentation des Femmes savantes, sa femme accouche d’un fils qui meurt un mois après. C’était le second fils qu’il perdait. Il ne lui restait qu’une fille. Sa douleur fut profonde. Il n’avait même pas le temps de pouvoir suivre le conseil qu’il donnait naguère, en semblable deuil, à La Mothe Levayer :

Aux larmes, Le Vayer, laisse tes yeux ouverts,
Ton deuil est raisonnable, encor qu’il soit extrême,
Et lorsque pour toujours on perd ce que tu perds,
La Sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.

Durant la maladie même de l’enfant, on avait dû déménager, quelques jours après l’accouchement, pour s’installer dans la rue Richelieu. La veille de sa mort, le dimanche 16 octobre 1672, il y avait eu, au théâtre, une bagarre presque sanglante, à coups de pieds et coups d’épée, entre un gentilhomme et des laquais. Du parterre, on avait lancé des pierres aux comédiens, et Molière avait été blessé par le gros bout d’une pipe à fumer. En même temps, il était en querelle violente avec son ancien collaborateur et ami, l’intrigant et astucieux Lulli. À force de flatteries et de bassesses, le Florentin avait extorqué, au mois de mai, pour son « Académie Royale de Musique », entre autres avantages exorbitants, le privilège exclusif des pièces chantées et dansées. Malgré ses protestations, Molière vit réduire son personnel musical à 6 chanteurs et 12 violons. Il dut remplacer, dans la Comtesse, la partition de Lulli par celle de Charpentier et demander au même compositeur la musique de la nouvelle comédie qu’il achevait à travers tant d’angoisses. Mais cette partition ayant paru trop importante encore à Lulli et pouvant lui faire concurrence, Charpentier fut obligé de la mutiler. Molière pouvait-il s’empêcher de voir, dans ces faveurs excessives accordées à son persécuteur, une diminution de sa propre influence auprès du roi, son protecteur nécessaire ?

C’est dans ces tristes conditions que fut composé, répété, joué, le Malade imaginaire. Il n’avait jamais fallu à l’auteur autant d’énergique volonté, une telle habitude de réagir par l’intelligence philosophique contre les réalités brutales, et de refouler, par le rire consolateur, les larmes de désespoir ou de rage prêtes à tomber. Lorsqu’il ramassa ce qui lui restait de force pour remonter sur les planches, pour se persuader à lui-même qu’il n’était qu’un malade imaginaire, pour crier aux spectateurs ce qu’il souffrait des impuissances ou mensonges de la science médicale, il ne se faisait plus guère d’illusion. Il joua avec peine, dans les trois premières représentations, les 10, 12 et 14 février.

Avant la quatrième, le vendredi 17, au matin, « il se trouvait tourmenté de sa fluxion plus qu’à l’ordinaire » ; il fit appeler sa femme et lui dit, en présence de Baron :

Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux : mais aujourd’hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucun moment de satisfaction et de douceur, je vois bien qu’il me faut quitter la partie, je ne puis plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs qui ne me donnent pas un instant de relâche. Mais, ajouta-t-il, qu’un homme souffre avant de mourir ! Je sens bien que je suis fini.

Sa femme et Baron, émus jusqu’aux larmes, le supplièrent de ne point jouer ce jour-là, de remettre la représentation. « Comment voulez-vous que je fasse ? leur dit-il ; il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre. Que feront-ils si l’on ne joue pas ? » C’est à peine s’il consentit à faire venir quelques-uns des comédiens et à les prier de commencer le spectacle à quatre heures précises. La toile fut levée à l’heure dite. Molière eut grand’peine à tenir jusqu’au bout. « La moitié des spectateurs s’aperçurent qu’en prononçant Juro dans la cérémonie du Malade imaginaire, il lui prit une convulsion. Ayant remarqué lui-même que l’on s’en était aperçu, il se fit un effort et cacha par un rire forcé ce qui venait de lui arriver. »

Ce rire forcé, celui même dont, masquant ses angoisses, il avait tant de fois égayé les plus froids spectateurs, c’était le dernier. On n’eut que le temps de l’envelopper dans sa robe de chambre, de le conduire, frissonnant et glacé, dans la loge de Baron. Une chaise à porteurs fut appelée, et Baron l’accompagna. Il était à peine au lit qu’il lui prit une grosse toux. Après avoir craché, il demanda de la lumière : « Voici, dit-il, du changement ». Baron, ayant vu le sang, qu’il venait de rendre, poussa un cri de frayeur. « Ne vous épouvantez point, lui dit Molière, vous m’en avez vu rendre bien davantage. Cependant, ajouta-il, allez dire à ma femme qu’elle monte ».

Déjà, accourues au bruit, deux sœurs religieuses, d’Annecy, dit-on, qui venaient chaque année quêter à Paris et auxquelles il donnait l’hospitalité, le soignaient et l’assistaient. Il demanda lui-même les sacrements. Son valet et sa servante coururent chez MM. Lenfant et Lechaut, deux prêtres de la paroisse. Tous deux refusèrent de venir. Un troisième, l’abbé Paysant, s’habillant en hâte, arriva cependant trop tard. Avant même que Mlle Molière et Baron fussent remontés « il avait rendu l’esprit entre les bras de ces deux bonnes sœurs ; le sang qui sortait par sa bouche en abondance l’étouffa ».

Baron alla de suite à Saint-Germain annoncer la nouvelle au roi. « Sa Majesté en fut touchée et daigna le témoigner. » Qui pouvait, alors, s’attendre aux difficultés qui allaient retarder les funérailles ? L’année précédente, jour pour jour, le 17 février, la vieille amie de Molière, Madeleine Béjart, était morte, et peut-être, en sa courte agonie, le souvenir de cet anniversaire, s’ajouta-t-il, pour le mourant, au poids de ses angoisses. Le clergé de Saint-Germain-l’Auxerrois avait célébré avec éclat les obsèques de la comédienne, « portée en carrosse à l’église de Saint-Paul », où elle avait voulu être enterrée. Cependant, se fondant sur le Rituel de 1646, œuvre de François de Gondi, interdisant le viatique « aux indignes, tels qu’usuriers, concubinaires, comédiens, s’ils ne sont d’abord purifiés par la sainte confession et n’ont donné satisfaction pour leur offense publique », le curé de Saint-Eustache refusa la sépulture. La requête adressée à Mgr de Harlay par la veuve et le beau-frère, n’obtint de l’archevêque qu’un renvoi à l’official, pour information, au bout de trois jours. Le cadavre restait donc toujours là, l’affaire allait encore traîner, si Mlle Molière n’avait pris le parti d’aller à Saint-Germain se jeter aux pieds du roi. On a dit que Louis XIV aurait répondu brusquement à la veuve, en la renvoyant a l’archevêque. Mais qui connaît les paroles échangées dans ce lugubre entretien ? Qu’il lui ait dit qu’il fallait l’autorisation de l’archevêque, c’est probable, c’était régulier. Ce qui est certain, c’est que le lendemain même du jour où il renvoyait l’affaire à l’official, Mgr de Harlay dut, sur la même feuille, autoriser « la sépulture ecclésiastique, à condition que ce sera sans aucune pompe, avec que deux prêtres seulement, hors des heures du jour, et qu’il ne se fera aucun service solennel ». Il faut donc bien reconnaître la encore la volonté royale certifiée par Boileau : « Sa Majesté fit dire à ce prélat qu’il fît en sorte d’éviter l’éclat et le scandale ».

C’est à nuit noire, le mardi 21 février 1673 que fut levé « rue Richelieu, proche l’Académie des Peintres », le corps de « défunt Jean Baptiste Poquelin de Molière, tapissier, valet de chambre ordinaire du Roi », pour être inhumé au cimetière Saint-Joseph au pied de la croix. En l’absence du clergé, une centaine de ses amis l’accompagnèrent, portant de grands flambeaux. La foule, assemblée aux portes de la maison mortuaire, était si grande que Mlle Molière en prit peur un moment, lui croyant des intentions hostiles. Comme il y avait beaucoup de pauvres, on lui conseilla, suivant l’usage, de leur distribuer quelque argent. « À cinq sols par tête, il y en eut pour mille à douze cents livres : ils étaient trois a quatre mille. Elle les jeta à ce peuple assemblé en le priant avec des termes si touchants de donner des prières à son mari, qu’il n’y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur. »

Molière laissait, avec un très riche mobilier, une fortune de 40 000 livres 300 000 francs environ). Sa veuve touchait de plus sa part d’auteur. Quant à la valise contenant les manuscrits, elle la confia heureusement à Lagrange. Cet ami fidèle y reprit, pour la première édition des œuvres, en 1682, quelques-unes des pièces jouées autrefois et non encore imprimées. À sa mort ses héritiers n’eurent point, pour ce précieux dépôt, le même respect. Les papiers posthumes de Molière sont perdus, comme ont été perdues toutes les lettres qu’il dut écrire durant sa vie active. L’écriture même du grand écrivain ne nous est connue que par quelques signatures.