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Mon berceau/Le Parquet et la Coulisse

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Bellier (p. 327-334).

LE PARQUET ET LA COULISSE


LA FIN D’UN MONOPOLE — LA DÉCHÉANCE DES AGENTS DE CHANGE — LA BOURSE DES VALEURS DANS LE PREMIER ARRONDISSEMENT.

C’est au moment précis où la démocratie grandissante ne veut plus entendre parler de monopole, que messieurs les agents de change rêvent de supprimer le marché libre, ce que l’on appelle la Coulisse ; la question est grave et mérite d’être étudiée de près.

Je ne veux pas entrer ici dans les détails de la querelle que tout le monde a lus dans les journaux, mais faire seulement toucher du doigt tout le mal que le privilège vieillot et vermoulu des agents de change a déjà causé au pays et montrer, une fois de plus, comment, maintenant, la fortune et la prospérité de la France sont gravement menacées par lui. On a déjà trop attendu : il faut agir au plus vite, supprimer de suite les agents de change, si l’on veut les empêcher d’accumuler des ruines incalculables, si l’on veut éviter les irréparables désastres économiques et financiers vers lesquels ils sont en train de nous conduire, avec une si stupéfiante désinvolture.

On connaît l’histoire : depuis longtemps, ils accusaient la Coulisse de pousser au jeu, c’est pourquoi, non contents d’avoir arraché au marché libre une partie de ses valeurs, ils ont inscrit au marché à terme les obligations mêmes de nos grandes lignes de Chemins de fer. En agissant ainsi, MM. les agents de change ont fait plus que favoriser le jeu, ils ont risqué et risquent tous les jours de produire des fluctuations sur nos premières valeurs et un déclassement desdites valeurs, qui pourraient porter un coup funeste au crédit national. Puis, non contents de ces premiers exploits, ils ont fait fermer la Petite-Bourse du soir, au Crédit Lyonnais, et forcé les malheureux coulissiers à se promener, les pieds dans la boue, ce qui n’est pas une solution.

Aujourd’hui, ils veulent interdire les applications directes dans les maisons de banque ; c’est de la pure folie et c’est à croire qu’ils veulent provoquer leur déchéance pour obtenir la forte somme, mais c’est un piège dans lequel on ne tombera pas.

Je l’ai déjà dit maintes fois, ailleurs : puisque MM. les agents de change sont à la tête d’un monopole, d’un privilège et qu’ils ont la loi pour eux, qu’ils fassent donc supprimer purement et simplement la Coulisse.

Seulement, il y a à cela un tout petit empêchement, c’est que, depuis longtemps, ils ont cédé tout ou partie de leur privilège. Il y a donc longtemps qu’ils sont absolument déchus de tous leurs droits, puisqu’ils n’ont pas su remplir leurs devoirs, et quelle que soit la solution qui va fatalement intervenir[1], il est de toute évidence, au point de vue juridique, qu’on ne leur doit pas un sou d’indemnité pour leurs charges qui sont d’ailleurs, pour la plupart, outrageusement majorées par des évaluations fictives, que je n’ai point à discuter ici.

Mais ce sont là les petits côtés quotidiens du débat, si je puis m’exprimer ainsi, et je veux l’examiner de plus haut pour bien montrer qu’il ne s’agit pas ici d’une question de boutique, qu’il ne s’agit pas de savoir si les actions et obligations de telles ou telles valeurs seront vendues dans les bureaux de tels agents de change ou dans les officines de tels coulissiers, mais d’un péril national, plus imminent chaque jour, grâce à l’inconcevable impunité du plus monstrueux des monopoles ?

En effet, pour ne pas égarer l’enquête et bien rester sur le terrain contemporain, est-ce que, depuis trente ans, les agents de change ne se sont pas arrogé le droit extravagant de diriger et de moraliser le marché de Paris, n’admettant que des valeurs de tout repos, absolument honnêtes, soigneusement épluchées par eux et portant leur estampille officielle.

C’est là précisément où est le crime des agents de change, le mot n’est pas trop dur. — Le public, confiant dans ces guides éclairés et intègres, depuis trente ans a englouti trente milliards de ses économies, trente milliards de l’épargne nationale, soit un milliard par an, dans les affaires véreuses de l’étranger.

Prenez la cote officielle de MM. les agents de change, et vous y trouverez toutes les mauvaises valeurs, depuis le Panama jusqu’aux fonds Argentins, depuis les valeurs portugaises jusqu’aux valeurs grecques ou espagnoles, en passant par l’Amérique du Sud.

Voilà ce que le parquet appelle protéger le marché officiel, se faisant le complice de la haute banque, — inconscient, je veux le croire, — lorsqu’il s’agit d’exporter notre or, le produit de notre épargne, chez des étrangers qui en profitent pour s’armer contre nous.

En voilà assez, en voilà beaucoup trop, il faut que cela cesse au plus tôt.

Mais ce n’est pas tout, si sous couleur d’un rigorisme intransigeant et jésuitique, le parquet est parvenu à ruiner des millions d’individus et à ébranler fortement notre fortune nationale, en introduisant une quantité énorme de mauvais papiers sur notre place, il a tenu naturellement à exclure, avec un soin jaloux, toutes les bonnes valeurs.

Comment, depuis vingt ans, la Coulisse lutte patriotiquement contre Berlin pour lui arracher le marché russe ; comment, Paris passe pour la première bourse de l’Europe, après Londres, et il y a cotées à Lyon, à Lille, à Londres, à Bruxelles, en Hollande, des miniers d’excellentes valeurs industrielles, de mines, de chemins de fer anglais ou américains, d’emprunts coloniaux anglais, etc., etc., que l’on ne connaît même pas de nom à Paris, parce que MM. les agents de change ne l’ont pas voulu ; en vérité, c’est à n’y pas croire. Cependant, ces hommes compétents et intègres devraient ne pas ignorer que ces titres valaient bien mieux que le Panama ou les Chemins de fer portugais.

Aujourd’hui la Bourse de Paris est d’une pauvreté déplorable en valeurs. Retirez tous les déchets de la cote et il n’y restera rien, en comparaison de celle du Stock-Exchange, à Londres, et encore une fois, ce sont les agents de change qui sont les seuls coupables.

Tout le monde sait que la Bourse est le grand régulateur des affaires dans un pays. À l’heure présente, M. Méline s’est chargé de tuer promptement les affaires et MM. les agents de change tuent le régulateur : où allons-nous, et n’est-ce pas le moment de jeter le cri d’alarme, si nous ne voulons pas voir la France conduite à la ruine par une bande de fanatiques-protectionnistes et de courtiers-officiels sans patriotisme ?

Une solution s’impose et s’impose impérieusement : la suppression immédiate et complète du monopole des agents de change. Mais il n’y a pas, hélas ! d’illusion à se faire ; avant de se résigner à disparaître, ces gens-là employeront tous les moyens dilatoires, et les Chambres, qui n’ont jamais le temps de s’occuper des questions économiques d’un intérêt vital pour le pays, — témoin, la Banque de France, — seront séparées. Il faut donc aller au plus pressé et faire ses affaires soi-même, en attendant l’intervention lointaine des pouvoirs.

J’ai mené ici même une campagne pour demander que l’on crée la Bourse de l’Exportation à côté de la Bourse de Commerce. Eh bien ! maintenant, il faut créer le marché libre, la Bourse des valeurs, également à côté de la Bourse de commerce du premier arrondissement, en plein cœur de Paris, au centre même de toutes les affaires et de toutes les activités.

Que le syndicat de la coulisse se réunisse, qu’il trouve des fonds, qu’il fasse un appel au public — il sera entendu, car il a le droit et l’équité pour lui — et qu’il vienne construire un palais au milieu de nous : le Temple des valeurs, moderne, large, ouvert à toutes les bonnes entreprises, comme il convient en cette fin de siècle.

Le public commence à comprendre de quel côté est la duplicité ; il voit qui l’a conduit à la ruine ; il en a assez de la routine étroite, des préjugés féroces et des manières étranges des agents de change ; il ira tout droit à la Bourse des valeurs, de la coulisse, qui représentera la vie, l’activité, les affaires saines, l’avenir !

— Mais les agents de change feront fermer cette Bourse, en vertu de leur monopole.

— Qu’ils essayent donc, s’ils l’osent.

En attendant, la coulisse fera bien de mettre le plus tôt possible la Bourse des valeurs dans le premier arrondissement ; quant aux agents de change, on les laissera cuire dans leur jus, ce sera leur punition, et ils pourront y cuire longtemps, car personne ne viendra les déranger.

— Mais tout cela est irréalisable.

— Vous croyez ? alors que l’on rétablisse les privilèges de la boucherie, de la boulangerie, des théâtres, etc. ; qu’on vous dise que la liberté commerciale est une mauvaise plaisanterie et que Quatre-Vingt-Neuf n’a jamais existé ; alors nous nous résoudrons peut-être à saluer bien bas MM. les agents de change… tandis que la clientèle, dégoûtée et écœurée, enverra ses ordres de bourse… à Bruxelles ![2]


  1. Depuis, dans un moment de folie réactionnaire, dont elle est coutumière, la Chambre a supprimé la coulisse ; c’est simplement odieux et c’est la ruine de la place de Paris au profit de Berlin.
  2. On annonce aujourd’hui que 70 maisons de la coulisse de Paris n’attendent plus que le vote du Sénat, pour aller s’installer à Bruxelles. C’est la ruine de la place de Paris.