Aller au contenu

Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 129-150).

CHAPITRE VI

BONHEUR ET MALHEUR

Objets porte-bonheur.

Si, avec certains filets, on a fait une pêche exceptionnellement abondante, si une flèche a atteint son but plusieurs fois de suite, si, en se servant d’un outil, on a particulièrement réussi à fabriquer un objet, etc., ces filets, cette flèche, cet outil sont « heureux ». On leur témoignera des égards, on en aura grand soin. On les conservera précieusement afin de les employer encore dans l’avenir, dans la pensée qu’ils ne cesseront pas d’être heureux et que l’on profitera de leur bonheur.

De ces objets qui portent bonheur parce qu’ils sont eux-mêmes « heureux », aux amulettes, charmes et talismans qui doivent remplir le même office, la transition est insensible. S’il s’agit d’une arme ou d’un instrument, on s’en servira le plus possible, et même exclusivement, et quand il menacera d’être hors de service, on tâchera d’en faire passer la vertu mystique dans un autre semblable. Si l’objet n’a pas d’usage connu, on le gardera, on l’honorera simplement pour la bonne fortune qu’il promet et assure. Il fera partie de la classe innombrable des porte-bonheur.

(S. N., pages 22-24.)

La confession du sorcier.

À Nias, les « indigènes ont, contre les beghu (esprits) qui causent les maladies, des amulettes qu’ils portent autour du cou. Elles sont en général faites de métal, or, argent, cuivre, ou plomb… ou bien ce sont des plaquettes avec des inscriptions en malais… ou simplement des bouts de papier portant ces inscriptions… Il y a encore un grand nombre d’autres amulettes contre les maladies, par exemple, des petites pierres de forme bizarre, des coquillages, des dents d’animaux, des fruits pétrifiés, des fossiles, etc.[1]. »

Inutile d’insister sur l’extraordinaire variété des objets qui ont la vertu d’écarter le malheur, et par cela même, de porter bonheur. Presque tous les ornements où se complaît la coquetterie, tant masculine que féminine, ne sont devenus parure qu’après avoir d’abord servi d’amulettes. Même alors, leur fonction première peut subsister. Ainsi, chez les Ao Nagas, « le premier vêtement d’une fillette est un simple cordon autour de sa taille », dit M. Mills, et il ajoute, en note : « Ce cordon, qui est fait de fils bleu foncé et rouge mélangés, doit écarter les mauvaises influences. Une jeune fille continue souvent à le porter sous sa jupe autour de sa taille, pendant plusieurs années[2].

(S. N., pages 4-5.)

Personnes porte-bonheur.

Un primitif, en général, refuse de se séparer de ce qui lui porte bonheur : amulettes, talismans, charmes, pierres de forme bizarre, instruments et armes qui ont été « heureux », etc. Le même sentiment le pousse à s’attacher aux personnes que la chance favorise, et à s’écarter de celles qui ne réussissent pas, ou que frappe le malheur.

Chez les Dayaks maritimes étudiés par Perham, « les remèdes sont appliqués aux malades par un homme qui a la réputation d’être chanceux[3] ».

Le gouverneur d’une province ou l’inspecteur d’une région est considéré comme heureux ou malheureux (c’est-à-dire comme portant bonheur ou malheur), d’après la quantité de pluie qui tombe, et d’après la crue du Nil l’année qui suit son arrivée. Si tout se passe bien, on dit qu’il a les « pieds mouillés ».

(S. N., pages 26-27.)

Tout accident est signe de malheur.

Dans les régions les plus éloignées les unes des autres, les primitifs ont une disposition à tomber en arrêt devant des accidents, sans gravité en eux-mêmes, mais dont l’aspect insolite les effraye : un son qui se produit sans cause apparente, une maladresse inexplicable chez quelqu’un qui ne manque jamais son coup, une blessure que l’on se fait subitement avec un outil que l’on manie tous les jours, sans que cela soit jamais arrivé, etc. Ce sont là les signes infaillibles d’un malheur, d’une catastrophe qui a frappé ou qui est en train de frapper la personne ainsi avertie, pendant qu’elle est loin.

(S. N., pages 39-40.)

En vertu encore de cette disposition, la mentalité primitive attribuera sans hésiter une signification alarmante à des faits pour ainsi dire mitoyens, limitrophes, qui tiennent à la fois du présage et de l’accident. Quelque chose d’insolite arrive on ressent un choc soudain. Aussitôt on est persuadé qu’un malheur vient de se produire et l’événement confirme cette certitude.

« Abere, qui vivait à Waboda, avait un jeune fils du nom de Gadiva. L’enfant avait l’habitude de jouer tout près de la rivière, et Abere l’avertit : « Il ne faut pas aller si près de l’eau ; un beau jour l’alligator te prendra. » Un jour, tandis qu’Abere était dans la brousse avec ses filles, Gadiva fut saisi par un crocodile qui l’entraîna au fond de l’eau. Au même moment, Abere, en train de broyer du sago, se blessa le pied avec son mortier, et le sang se mit à couler. « Oh ! s’écria-t-elle, que veut dire cela ? Jamais cela ne m’était arrivé. Un malheur doit s’être produit là-bas. Peut-être un alligator a-t-il pris Gadiva[4] ? » Elle courut chez elle. »

Le Dr Roth remarque, à propos de ces faits : « Le signe ou présage peut être une sorte de sentiment indescriptible. On se sent « tout drôle » ; on est effrayé, comme si quelque chose allait arriver[5]. » Dans un grand nombre de contes, des personnages ont de ces pressentiments subits, inexplicables Ils s’attendent aussitôt à un malheur, qui, en effet, arrive.

(S. N., pages 33-34 et 37.)

Tout fait insolite porte malheur.

Chaque incident tant soit peu remarquable est interprété comme un signe. En particulier, tout ce qui est insolite paraît aussitôt suspect. Ainsi, il n’est pas bon d’être trop constamment heureux : « Lorsqu’un chien, écrit M. A. C. Kruyt, est toujours heureux à la chasse, cela est measa (porte-malheur, signe de malheur). Trop de succès à la chasse inquiète le Toradja. La force magique, grâce à quoi l’animal est capable de prendre le gibier, sera nécessairement fatale à son maître : celui-ci mourra bientôt, ou bien la récolte de riz manquera, ou, le plus souvent, une épizootie se déclarera sur les buffles ou sur les porcs. Cette croyance est générale dans tout le centre de Célèbes. Un indigène du Bas-Mori m’en a donné une explication caractéristique. « Le chien, me dit-il, pressent la mort de son maître, et pour cette raison, il fait de son mieux pour prendre le plus possible de gibier, afin que l’on ait les provisions nécessaires pour les visiteurs qui viendront rendre leurs devoirs au défunt[6]. »

Mais la malchance constante d’un chien à la chasse n’est pas moins inquiétante. « Dans les deux cas, ou bien on n’emmène plus ce chien à la chasse, ou bien on le met au service de quelqu’un d’autre. Si alors sa chance diminue, ou si le chien régulièrement malheureux commence à attraper du gibier de temps en temps, le maître reprend sa bête. Mais si la chance ou la malchance du chien ne se dément pas, alors souvent on le tue, surtout si un cas de mort est attribué à son influence[7]. » Il est évident en effet que c’est un animal sorcier. Si on le laissait vivre, il arriverait malheur sur malheur chez son maître, et dans le village.

(S. N., pages 13-14.)

Temps fastes et temps néfastes.

Chez ces mêmes Indonésiens (Célèbes) et presque partout chez les primitifs, on ne se contente pas des présages favorables : il faut encore que le mois, le jour et l’heure où l’on commence une entreprise soient heureux, ou « fastes ». On sait que la mentalité primitive ne « sent » pas les moments successifs du temps comme homogènes. Certaines périodes du jour et de la nuit, de la lunaison, de l’année, etc., ont la propriété d’exercer une influence favorable ou pernicieuse. Sous peine de s’exposer au malheur, il faut en tenir autant de compte que des présages. Hardeland a noté les croyances des Dayaks à ce sujet. « Chaque jour a cinq « temps », qui ne sont fixes que pour le premier jour (le dimanche) ; pour les autres, il faut recourir à la divination afin de les déterminer. Les « temps » du dimanche sont :

1o Le lever du soleil, favorable pour commencer une opération. Les enfants nés à cette heure-là sont heureux. Mais il ne faut pas, à ce moment, partir à la chasse, à la pêche ou en voyage. On n’aurait aucun succès.

2o Vers neuf heures du matin : moment malheureux. Rien de ce que l’on commence alors ne réussit. Cependant, si l’on se met en route, on n’a pas à craindre les brigands.

3o Midi : « temps » très heureux.

4o Trois heures après-midi : moment de la bataille, heureux pour les ennemis, les brigands, les chasseurs, les pêcheurs, malheureux pour les voyageurs.

5o Vers le coucher du soleil : petit « temps » heureux[8]. »

Presque partout on distingue de même entre les jours. Certains sont fastes, d’autres néfastes. Les entreprises commencées un jour néfaste sont condamnées à l’échec et portent malheur. Les enfants nés un de ces jours-là sont suspects. Il arrive qu’on les supprime par crainte des calamités qu’ils vont causer.

Il y a ainsi des moments où les puissances invisibles hostiles, où les influences malignes se manifestent de préférence. Elles y sont plus immédiatement présentes, plus actives, plus dangereuses. La prudence exige donc qu’alors on se tienne coi, que l’on s’abstienne de rien entreprendre, en un mot qu’on ne donne pas prise sur soi à ces forces ennemies, qui s’empresseraient de saisir l’occasion offerte. De là proviennent les tabous bien connus, qui a des moments déterminés interdisent telle ou telle action, ou même toute activité de quelque sorte qu’elle soit.

Du même coup, le primitif sait qu’à d’autres jours, à d’autres heures, les mauvaises influences sont moins à redouter. Il a intérêt à les choisir pour commencer ce qu’il veut entreprendre. Il courra ainsi de moindres risques. C’est un peu comme s’il pouvait compter sur un présage favorable. Il est donc de la plus haute importance de savoir quels jours sont fastes, quels autres néfastes. Lorsque les Eskimo apprirent de leurs premiers missionnaires qu’il fallait s’abstenir de tout travail le jour du Seigneur, « Comment ! s’écrièrent-ils, il y a un jour de la semaine qui est tabou, et nous ne le savions pas ! » Leurs yeux s’ouvraient : ils tenaient l’explication de bien des malheurs dont ils n’avaient jamais pu découvrir la cause. Dès lors, dit Stefánsson, ils se montrèrent plus rigoureux et plus stricts que les pasteurs eux-mêmes à observer le repos du sabbat.

(S. N., pages 18-20.)

Tout ce qui est nouveau est dangereux.

Ce qui est inconnu met en défiance. S’il s’agit d’un animal ou d’un fruit, peut-être en y touchant — en le mangeant, s’il paraît comestible — s’expose-t-on à devenir impur. Mais peut-être aussi l’aliment serait-il bon et profitable. Comment s’en assurer, sans courir de risque ? On ne se hasarde pas soi-même à l’essai. On le fait faire devant soi. Dans un certain nombre de légendes, avant de manger d’un fruit jusque-là inconnu, ou d’un aliment nouveau, du poisson par exemple, on en donne à un animal. Ainsi, dans une légende de l’île Kiwai, le héros « ouvrit une noix de coco, et, par manière d’essai, il fit d’abord manger un peu du noyau par ses chiens, avant d’y goûter lui-même… Il le trouva bon. Il fit venir des gens à l’endroit où se trouvait l’arbre, mais ils n’osèrent pas goûter aux noix, avant d’en avoir fait faire l’essai par un homme aveugle[9]. »

(S. N., page 459.)

Les prémices.

Les usages, à peu près universels, relatifs aux prémices, sont nés, eux aussi, pour une bonne part du moins, du besoin d’échapper au danger inhérent à ce qui est nouveau. Manger sans précaution, pour la première fois, des fruits de la nouvelle récolte, c’est s’exposer à de mauvaises influences, c’est attirer sur soi le malheur. On nous le dit parfois expressément. Ainsi, à l’île Kiwai, « au mabusi (mélange de taro écrasé, de lait de noix de coco et de noyau de cette noix râpé), on ajoute parfois une médecine, afin de protéger les estomacs des gens car commencer à manger les premiers fruits d’un jardin comporte toujours un certain danger[10]. »

Très souvent, comme on sait, les prémices doivent être offerts en premier lieu aux morts par déférence sans doute, et aussi parce que les fruits, comme la terre, les plantes et les animaux, leur ont appartenu et leur appartiennent encore, et peut-être enfin pour la raison qui vient d’être indiquée. Les morts, en mangeant les premiers, « purifient » les fruits et les moissons. Ils en ôtent le danger. Après eux, on peut s’en repaître sans inquiétude. Ils ont la force nécessaire pour neutraliser toute mauvaise influence qui aura pu s’y attacher. Pour ne citer qu’un exemple entre mille : « À Santa-Cruz (îles Salomon), les amandes nouvelles de canarium ne peuvent pas être mangées, tant que les premiers fruits n’ont pas été offerts aux lio’a » (esprits des morts[11]). »

(S. N., pages 464-465.)

La vie conjugale.

L’état de mariage est, au premier chef, quelque chose de nouveau pour les époux. Non pas toujours, sans doute, en ce qui concerne les relations sexuelles. Le plus souvent, dans les sociétés primitives, ni le mari, ni la femme n’ont plus, depuis longtemps, rien à apprendre sur ce chapitre. Ils ont, en général, joui de la plus grande liberté, et ils en ont usé l’un et l’autre. Souvent, ils ont passé des nuits ensemble, et le mariage ne fait que rendre leur union définitive et publique. Mais, sous un autre aspect, c’est le commencement d’une nouvelle période de leur vie, un changement profond de leurs conditions d’existence. Dans certaines sociétés, le mari va habiter chez les parents de sa femme ; dans d’autres, la femme vient demeurer chez ceux de son mari. Ailleurs, ils ont tout de suite leur domicile à eux : l’homme a construit une case pour sa jeune femme, ou bien ils vivent dans un « appartement » de la maison commune du groupe. Le mari ne couche plus dans la maison des hommes, et il mange désormais la nourriture que sa femme lui prépare. Souvent même, c’est elle qui la lui procure, en grande partie, si elle cultive une plantation, tandis que l’homme va de temps en temps à la chasse ou à la pêche.

Si donc tout ce qui est nouveau comporte un danger, et si l’on ne doit s’y risquer qu’avec des précautions fixées par l’usage, le commencement de la vie conjugale ne fait sans doute pas exception à cette règle. Rien de surprenant, par conséquent, si, comme il arrive pour les prémices des fruits et des récoltes, certains délais, certains tabous sont jugés indispensables. En fait, dans un nombre très considérable de sociétés, la coutume défend que les époux vivent en gens mariés tout de suite après la conclusion du mariage. Un délai est nécessaire : il peut varier de quelques jours à plusieurs mois. S’il n’était pas observé, les époux, en particulier le mari, qui généralement est seul mentionné, tomberaient sous une mauvaise influence, et seraient en imminence de malheur.

Dans la tribu Oromo-Komoro, « la première nuit, tous les hommes et les femmes du village dansent ensemble. Le visage de la mariée est peint en blanc d’un côté et en rouge de l’autre ; son front est peint en noir. Après que la danse et le festin ont duré quelque temps, la femme est livrée à l’oncle du marié, et ils ont des relations sexuelles. On pense que si l’on permettait au mari d’être le premier à en avoir avec elle, il mourrait peu de temps après les noces. On croit aussi que, de cette façon, on empêche la jeune femme de devenir malade et faible[12]. »

(S. N., pages 468-469 et 471.)

La mauvaise mort.

Dans nombre de sociétés, ceux qui ont cessé de vivre d’une certaine façon, — par mort violente, en général, — sont l’objet d’un traitement particulier. On ne leur rend pas les mêmes honneurs qu’aux autres. On se débarrasse du cadavre en hâte, et le nouveau mort semble exclu du groupe social, auquel il devrait encore appartenir sous la forme que comporte sa nouvelle condition. On agit envers lui comme envers ceux qui sont pour le groupe une souillure et un danger ; on le rejette, comme on fait pour les enfants anormaux, pour ceux qui portent en eux-mêmes, à leur insu, un principe malfaisant, pour les sorciers. C’est qu’en effet il a fini par une « mauvaise mort », c’est-à-dire, non par une mort non naturelle, — aucune ou presque aucune n’est naturelle, au sens que nous donnons à ce mot, — mais une mort révélatrice du courroux des puissances invisibles. Il a été frappé par elles sous peine de partager son sort, il faut s’écarter de lui, et rompre toute participation entre lui et le groupe social.

(M. P., page 310.)

Même traitement pour les victimes de la foudre. Ne pas les exclure du groupe social, aussi vite que possible, ce serait s’exposer à être frappé aussi. Un homme a été tué par la foudre. « Où est-il ? Il est là-bas, à l’endroit où il est tombé. Un homme comme cela, on ne le rapporte pas au village. » Je descends vers la grande route. Dans un creux, des hommes sont groupés. Deux d’entre eux creusent une fosse… On me montre une vieille couverture, trempée de pluie et souillée de boue ; on en soulève un coin ; c’est Tsai encore tout chaud, et qu’on va enterrer dans un instant, sans que sa grand’mère l’ait revu, sans que son père et sa mère, qui demeurent à deux heures de cheval d’ici, aient été prévenus, et aient pu le voir une dernière fois. « Pourquoi l’enterrez-vous si vite, avant même qu’il soit refroidi, et sans appeler ses parents ? — Un homme comme cela, on ne le ramène pas au village. — Pourquoi ? — Parce que la foudre reviendrait, et tuerait d’autres personnes du village[13]. »

(M. P., pages 313-314.)

La « mauvaise mort », en frappant un homme, oblige du même coup son groupe social à l’excommunier. Pour ne pas attirer sur soi la colère des puissances invisibles dont il est l’objet, on a hâte de l’éloigner. De là, la suppression des cérémonies funéraires qui règlent d’habitude les rapports du nouveau mort avec son groupe, et sans doute aussi la coutume des Fân qui l’ensevelissent sous une fourmilière. Plus vite les chairs seront détachées des os, plus vite aussi le défunt entrera dans sa condition définitive[14].

(M. P., page 317.)

Les malheureux, objets d’horreur.

S’il en est ainsi, quels sentiments éprouvera-t-on à l’égard de ceux qui ont été tout près de la « mauvaise mort », qui y ont presque succombé, mais qui, par un coup de chance ou un suprême effort, semblent y échapper et sauver leur vie ? Viendra-t-on à leur secours, leur tendra-t-on la perche, fera-t-on l’impossible pour les arracher à la mort qui les tient déjà plus qu’à moitié ? Un sentiment irrésistible d’humaine sympathie, semble-t-il, devrait y porter. Un sentiment irrésistible de crainte et d’horreur pousse le primitif, presque toujours, à faire précisément le contraire.

Ainsi, au Kamtchatka, « jadis si quelqu’un tombait à l’eau accidentellement, c’était, selon les indigènes, un grand péché (Sünde) s’il s’en tirait. Si un homme tombait à l’eau en présence d’autres, ils ne lui permettaient plus d’en sortir : au contraire, ils employaient la force pour le faire noyer et pour assurer sa mort[15]. »

Peut-on imaginer une conduite plus inhumaine et plus atroce ? Pourtant, une minute avant que le malheureux fût en danger de mort, ses compagnons étaient prêts à tout partager avec lui, provisions, munitions, abri, etc., prêts à le défendre s’il en était besoin, à le venger si un membre d’un groupe ennemi lui faisait tort, à remplir en un mot, envers lui comme envers tout autre, les obligations multiples que l’étroite solidarité de ces sociétés impose. Il tombe à l’eau par accident et va se noyer : aussitôt il devient un objet de crainte et de répulsion. Non seulement on ne s’empresse pas de le secourir, mais, s’il a l’air de se sauver, on l’en empêche ; s’il reparaît à la surface, on le renfonce dans l’eau. Parvient-il cependant à survivre, le groupe social ne veut pas admettre qu’il ait échappé à la mort. On ne le connaît plus. C’est un membre retranché. Les sentiments qu’il inspire, le traitement qu’on lui inflige rappellent les excommuniés du moyen âge.

C’est que les cas de ce genre sont rigoureusement comparables à la « mauvaise mort ». Ce qui épouvante la mentalité primitive dans celle-ci, ce n’est pas la mort elle-même, ni les circonstances matérielles qui l’accompagnent : c’est la révélation du courroux des puissances invisibles, et de la faute que ce courroux fait expier. Or, quand un homme risque de périr accidentellement, cette révélation est aussi nette et aussi décisive que s’il était déjà mort. Il a été « condamné » : peu importe que l’exécution ne soit pas achevée. L’aider à échapper, serait se rendre complice de sa faute, et attirer sur soi-même le même malheur.

(M. P., pages 317-319.)

Parmi les « accidents » ou « malheurs » qui, en frappant un homme, défendent en même temps qu’on lui porte secours, et ordonnent même qu’on l’achève, il faut mettre au premier rang, dans certaines sociétés comme celle des îles Fidji, par exemple, le naufrage en mer. La règle était que les « rescapés » fussent tués et mangés. « Ceux qui échappent au naufrage sont supposés être sauvés afin d’être mangés, et il est très rare qu’il leur soit permis de continuer à vivre. Récemment, à Wakaya, quatorze ou seize personnes, dont le canot s’était perdu en mer, furent rôties et mangées. »

(M. P., page 322.)

Res est sacra miser. Cette formule exprime exactement ce que le primitif se représente et ressent à la vue d’un malheureux, à condition que l’on donne au mot sacra son sens plein : non pas « digne de respect et d’égards », mais « mis dans un état spécial qui interdit qu’on s’en approche et que l’on y touche ».

(M. P., page 331.)

Appel constant à la divination.

C’est un point que beaucoup d’explorateurs ont mis en lumière à la guerre, à la chasse, presque partout où l’activité individuelle ou collective se propose une fin, on ne fait rien sans l’avis favorable du devin, de l’homme-médecine, du sorcier. Si l’on réussit, c’est à la stricte observance de ses prescriptions qu’on en rapporte l’honneur. « Oui, dit un chef dayak au rajah Brooke, mes gens sont satisfaits cette année-ci de leur récolte de riz, parce que nous n’avons négligé aucun des avertissements donnés par les présages ; nous avons apaisé les Hantus (esprits) en capturant des alligators, en tuant des porcs pour examiner leur cœur, et nous avons exactement interprété nos rêves. Le résultat est une belle moisson ; ceux qui ont négligé de faire comme nous restent pauvres ; il leur faudra prendre plus de soin à l’avenir[16]. »

(F. M., page 339.)

Divination par le rêve.

Par le rêve, l’homme vivant communique avec les morts, et, d’une façon générale, avec les puissances mystiques, de la façon la plus simple et la plus aisée. Pendant le sommeil, son état se rapproche beaucoup de celui des morts. La barrière qui le sépare d’eux à l’état de veille est momentanément abaissée. Il les voit, il les entend, il cause avec eux, il leur adresse ses demandes et il reçoit les leurs. Mais le rêve ne se produit pas à point nommé, ni chaque fois qu’on en a besoin. Le primitif s’efforcera donc de provoquer des rêves, et il y réussira.

Ce procédé de divination est d’autant plus employé dans une société qu’elle attache plus d’importance aux rêves. Chez les Indiens de la Nouvelle-France qui, selon l’expression d’un père jésuite, « faisaient du songe leur divinité », il était d’un usage constant. Le jeûne était le moyen de supplication ordinaire pour obtenir le rêve désiré. « Ils jeûnent en leur honneur (de leurs dieux), pour savoir l’événement de quelque affaire. J’en ai vu avec compassion, dit le père, qui, ayant quelque dessein de guerre ou de chasse, passent des huit jours de suite, ne prenant presque rien, avec telle opiniâtreté qu’ils ne désistent point qu’ils n’aient vu en songe ce qu’ils demandent, ou une troupe d’orignaux, ou une bande d’Iroquois mis en fuite, ou chose semblable. Ce qui n’est pas bien difficile à un cerveau vide, et tout épuisé par le jeûne, et qui ne pense le jour à rien autre chose[17]. »

Est-ce seulement pour savoir s’ils réussiront que les Indiens poursuivent ainsi leur jeûne, jusqu’à ce que le songe qu’ils jugent nécessaire se soit produit ? On a vu plus haut le respect religieux avec lequel ils exécutent tout ce qui leur est ordonné par le songe. Nous savons d’autre part qu’aux yeux de la mentalité primitive, les présages n’annoncent pas seulement, mais qu’ils causent aussi les événements. Le songe est un présage. Celui que le Huron met une telle opiniâtreté à provoquer, avant de partir en chasse ou en guerre, est donc tout autre chose qu’une simple révélation de ce qui arrivera. Il promet, il garantit le succès et la victoire. Si le Huron ne parvient pas à apercevoir en rêve une troupe d’orignaux ou de cerfs, c’est que, malgré son jeûne, l’essence mystique de ces animaux lui reste hostile. Dès lors, à quoi bon chasser ? Il n’en rencontrera pas. Ils demeureront invisibles, ou, s’ils se laissent voir, ils ne se laisseront pas atteindre. S’ils apparaissent au contraire à l’Indien pendant son sommeil, ce rêve garantit que l’essence mystique des animaux s’est laissé fléchir, et que la chasse sera heureuse. Fort de ce consentement, il se met en quête.

(M. P., pages 173-174.)

Pour provoquer le rêve, les Indiens, le plus souvent, recourent au jeûne. « Ils (les Hurons) estiment que le jeûne leur rend la vue perçante à merveille, et leur donne des yeux capables de voir les choses absentes et les plus éloignées[18]. » Il y a des rêves qui ne signifient rien, et sur la foi desquels on ne se risquera pas. Le rêve qui se produit à la suite du jeûne a une valeur mystique. Il est nécessairement véridique, il est, à proprement parler, une vision. En cet état, l’Indien « voit » les êtres et les objets du monde invisible. Il entend ces êtres et il s’entretient avec eux. Le jeûne l’a rendu capable de recevoir ces visions. Il a une vertu purificatrice : il faut passer, selon l’expression de MM. Hubert et Mauss, de la région du profane à celle du sacré. Il exerce même une action sur les êtres du monde invisible.

(M. P., pages 177-178.)

Divination par les morts.

Dans les sociétés primitives où la mort n’est jamais, ou presque jamais, « naturelle », la famille du défunt à besoin de savoir qui est l’auteur responsable du maléfice dont il a été victime. Nul ne le sait mieux que cette victime elle-même, nul ne le révélera plus sûrement. En lui posant la question, les survivants atteignent deux fins à la fois. Ils démasquent le sorcier, dont l’activité meurtrière est une menace perpétuelle pour le groupe social et, du même coup, ils montrent au nouveau mort qu’ils n’oublient pas le soin de le venger. Ils se prémunissent ainsi contre la colère qu’il ne manquerait pas de leur faire sentir, pour peu qu’il se crût négligé.

Chez les Narrinyeri, « la première nuit après qu’un homme est mort, son plus proche parent dort la tête sur le cadavre, afin d’être amené à rêver qui est le sorcier qui a causé la mort… Le lendemain, le corps est posé sur les épaules de certains hommes, dans une sorte de bière appelée ngaratta. Les amis du défunt font alors cercle autour d’eux, et différents noms sont prononcés pour voir s’ils produisent quelque effet sur le cadavre. À la fin, le plus proche parent prononce le nom de la personne dont il a rêvé : alors le cadavre, disent-ils, communique à ses porteurs une impulsion à laquelle ils prétendent ne pas pouvoir résister, et ils s’avancent vers le proche parent. Cette impulsion est le signe qui prouve que le nom prononcé est bien celui que l’on cherchait[19]. »

Même interrogatoire du mort, encore plus direct, en Nouvelle-Bretagne. « La nuit qui suit le décès, l’usage est que les proches du mort se réunissent hors de sa maison ; un « docteur » (tena agagara) appelle à haute voix l’esprit du mort, et lui demande le nom de la personne qui l’a ensorcelé. S’il n’y a pas de réponse, le tena agagara prononce le nom d’une personne sur qui on a des soupçons, et tout le cercle tend l’oreille. Si aucune réponse ne vient, un autre nom est prononcé, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin un son, — comme si quelqu’un frappait du doigt sur une planche ou sur une natte, — se fasse entendre soit dans la maison, soit sur un coquillage que le tena agagara tient dans sa main, au moment de l’appel d’un certain nom : preuve décisive que c’est là le coupable[20]. »

(M. P., pages 186-187.)

Divination par les animaux.

Dans un très grand nombre de cas, les puissances occultes dont le primitif se sent entouré, et dont il lui faut connaître les dispositions, ne peuvent être ni évoquées ni interrogées. Il aura donc recours à d’autres procédés.

Une de ces formes de divination qui nous sont le mieux connues consiste à examiner les entrailles, et en particulier le foie, des victimes.

À Bornéo, dans la plupart des occasions importantes, « les Dayaks ont recours à la divination par le moyen du foie d’un porc. A-t-on besoin de quelque chose d’extraordinaire ? on le demande au porc. Si l’on craint que des ennemis ne soient dans le voisinage, ou la mauvaise chance, ou la maladie, on demande au porc si vraiment cela va arriver. Ils disent au porc de ne pas les induire en erreur, et de porter leur message à l’Être suprême. On peut même dire au porc qu’on ne va pas le tuer et le manger ; mais juste au moment où l’on finit de parler, il est tué, de crainte que le message ne soit changé par le porc s’il sait qu’on va le tuer[21]. »

« La dimension et le caractère de chacun des lobes du foie, l’aspect de la vésicule biliaire, la quantité de graisse et de tendons sont examinés avec le plus grand soin, et chaque détail a sa signification. »

(M. P., pages 203-204.)

Médiums et clairvoyants.

Les primitifs savent utiliser, pour communiquer avec le monde invisible, les propriétés spéciales des médiums, et mettre ceux-ci en « état second ». Ils n’ignorent à peu près rien des phénomènes familiers aux spirites de tous les pays et de tous les temps. Les Phantasms of the living de Myers ne leur offriraient rien qui les surprît. Le commerce avec les esprits, en particulier avec ceux des morts, fait partie de leur expérience quotidienne. Tout en le redoutant parfois, ils se risquent souvent à le rechercher, avec les précautions nécessaires. Ils savent discerner parmi eux les « sujets » plus sensibles que les autres à l’influence des puissances invisibles, et plus capables de recevoir les révélations de l’au-delà. Ces sujets deviennent des devins, des voyants, des sorciers au bon sens du mot. C’est à eux que l’on s’adresse quand on a besoin d’une révélation particulière. Chez les Eskimo, les opérations divinatoires sont réservées au medicine-man, à l’angekok. Pour les accomplir, il se met lui-même en état de sommeil hypnotique ou de trance, de catalepsie ou d’extase, c’est-à-dire, il se transporte dans la région des puissances invisibles, et il entre en communication avec elles. Il voit et il entend les morts, il franchit en un instant, sans être vu, les plus grandes distances par la voie des airs, etc. C’est une expérience analogue à un songe provoqué, c’est-à-dire à une vision privilégiée et infaillible.

Les primitifs connaissent aussi la divination, très voisine de la précédente, qui s’opère par le moyen d’un cristal, d’un miroir (quand ils en ont), d’une surface liquide, etc. Pour prendre un exemple entre mille, au Groenland, selon Crantz, « ils prétendent découvrir si un homme qui n’est pas revenu de la mer comme on l’attendait, est mort ou en vie. Avec un bâton, ils élèvent la tête du plus proche parent de l’absent au-dessus d’un baquet plein d’eau ; et dans ce miroir ils aperçoivent l’homme renversé dans son kayak au fond de l’eau, ou bien assis tout droit dans son embarcation et en train de ramer[22]. »

Les docteurs et les sorciers sont doués, en général, d’une « clairvoyance » particulière. Ce qui reste invisible aux autres, leurs yeux le perçoivent. Aussi sont-ils « plus qu’hommes » pendant leur vie, et souvent après leur mort. Ils possèdent parfois le pouvoir de discerner des coupables à leur seul aspect, et l’on a toute confiance en leurs affirmations. Ainsi « il est intéressant de remarquer, dit M. Dixon, que les shamans, à ce que croient les Shasta, ont le pouvoir de dire immédiatement si une personne a commis une mauvaise action, de quelque nature qu’elle soit. Ils le peuvent, parce que, quand ils regardent quelqu’un qui a volé ou commis quelque autre méfait, cette personne apparaît au shaman, selon sa propre expression, « couverte d’obscurité[23]. »

(M. P., pages 240-241.)

Les directions de l’espace et la divination.

Souvent aussi, au lieu de révéler le nom d’un coupable, la divination fait connaître dans quelle direction on doit le chercher, de quel côté il faut aller pour retrouver un objet perdu, etc. En Afrique du Sud, « les Cafres se servent de la mante religieuse pour la divination. Si du bétail s’est échappé, s’ils ont besoin d’un docteur, etc., ils prennent une de ces bestioles sur un brin d’herbe, et ils la mettent n’importe où. L’insecte se cherche une autre retraite, et la direction indiquée alors par sa tête est celle où l’on trouvera le bétail disparu, le docteur dont on a besoin, etc.[24]. » De même, chez leurs voisins les Hottentots, une boîte est un instrument de divination. On trempe une mèche de fil dans la graisse, et on allume le bout, qui émerge de la boîte fermée on la tient alors contre le vent. La direction dans laquelle part la fumée indique au Hottentot embarrassé où il doit chercher son bétail qui s’est échappé, ou un compagnon de route qui s’est perdu[25]. Dans ces faits, si connus qu’il est inutile d’en rapporter davantage, tout se passe comme si les directions possibles étaient énumérées à tour de rôle, de même que les noms tout à l’heure. Mais précisément, à cet appel des noms, il y avait, du moins à l’origine, une raison mystique n’y en aurait-il pas une aussi à la recherche des directions ?

Aux yeux du primitif, il n’y a pas de hasard. Si donc la mante religieuse, ou la fumée, prend telle direction de préférence à toute autre, cette sorte de choix est une révélation, c’est-à-dire la réponse à la question posée, pourvu qu’elle l’ait été dans les termes magiques qui conviennent.

(M. P., pages 230-231.)

Bases de la divination dans la mentalité primitive.

La description, même aussi complète que possible, des procédés de divination, n’en découvre pas tout le sens. Elle laisse nécessairement dans l’ombre des éléments essentiels, qui proviennent de la structure propre de la mentalité primitive. Là où nous ne voyons que des rapports symboliques, elle sent une participation intime. Celle-ci ne peut pas se traduire dans notre pensée, ni dans nos langues, beaucoup plus conceptuelles que celles des primitifs. Le terme qui l’exprimerait le moins mal en cette occasion serait « identité d’essence momentanée ». Par exemple, un procédé commun à plusieurs tribus de la Nouvelle-Guinée allemande consiste à observer de quel côté déborde d’abord l’eau qui se met à bouillir dans un pot où se trouvent certaines herbes magiques. C’est trop peu de dire que le côté droit du pot « représente » l’ennemi, et le gauche, les indigènes qui tentent l’épreuve. D’une façon qui ne peut s’objectiver pour l’entendement, ni s’exprimer dans le langage, mais qui n’en est pas moins réelle, les Papous s’identifient, et identifient l’ennemi, chacun avec son côté. Ce côté, dit le missionnaire, leur « appartient » (gehörig) : c’est-à-dire, il est à eux, comme leurs mains, leurs membres, leur tête, leur nom leur « appartiennent ». Il n’est pas seulement à eux, il est eux-mêmes. Tandis que l’épreuve se déroule, et qu’ils la suivent avidement des yeux, avec passion, souvent avec angoisse, ils se sentent personnellement en jeu. Il s’agit de tout autre chose que d’une représentation symbolique qui figure par avance ce qui arrivera. Ce sont les guerriers eux-mêmes qui sont en présence de l’ennemi. C’est leur propre victoire ou défaite dont ils sont actuellement témoins.

(M. P., pages 218-219.)

Les présages sont des causes.

Pour des esprits habitués, comme les nôtres, à concevoir un ordre fixe de la nature, à compter sur cet ordre et à compter avec lui, à en faire dépendre leurs espérances et leurs craintes, que peuvent être les présages ? De simples signes, qui découvrent, par avance, ce que cet ordre de la nature amènera sûrement, en vertu du déterminisme qui régit les séries de causes et d’effets. À supposer que ces signes ne se produisent pas, ou que, s’ils se produisent, personne ne les voie ou ne les remarque, rien ne serait changé dans les événements : les effets ne se réaliseraient pas moins, pourvu que les causes fussent données. Les présages demeurent donc quelque chose d’extérieur aux séries de phénomènes naturels. Mais comme ces séries sont souvent fort longues et compliquées, et que notre pouvoir de prévision rationnelle est très faible, nous imaginons volontiers qu’une puissance amie soulève le voile de l’avenir, et nous fait voir tout de suite le terme où aboutira la série. C’est une sorte de gracieuseté qui contente notre impatience de savoir. Rien dans les choses ne s’en trouve modifié.

Mais la mentalité primitive n’est pas ainsi équilibrée par la conception d’un ordre fixe du monde. Le type de causalité qu’elle se représente habituellement est différent. Par suite, les présages seront pour elle d’une autre importance que pour nous. Manifestations des puissances mystiques et occultes, qui seules sont des causes, ils ont une part essentielle dans la production de ce qu’ils annoncent. Ils n’ont pas pour unique fonction de révéler ce qui arrivera : ce qu’ils révèlent ne se produirait pas sans eux. L’avenir que les présages prophétisent étant senti comme immédiat, comme déjà réel, ils sont sentis comme le déterminant en même temps qu’ils le manifestent.

(M. P., pages 127-128.)

Si la décision des présages est ainsi souveraine, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont considérés comme des prédictions infaillibles. La raison en est plus profonde le présage favorable est une aide positive dont on ne peut pas se passer. Il n’est pas uniquement l’annonce, il est avant tout la garantie du succès : garantie indispensable, condition sine qua non. Il ne suffira donc pas qu’aucun présage funeste n’ait apparu. Il faut encore que les présages favorables se soient produits. En leur absence, on ne fera rien, même s’il est désastreux de s’abstenir. Ainsi, au moment de commencer les semailles, il est absolument nécessaire d’avoir entendu tel oiseau à droite, d’avoir vu tel autre à gauche, etc. S’il ne s’agissait que d’être renseigné sur le point de savoir si la récolte sera bonne, on pourrait se résigner à travailler, faute de mieux, dans l’incertitude, surtout quand le temps presse, et que la saison des semailles va être bientôt passée. Pourtant on ne commencera pas, aussi longtemps que les présages requis n’auront pas été recueillis. C’est que les manifestations de l’oiseau ont, par elles-mêmes, une vertu mystique qui assure la récolte en même temps qu’elle l’annonce. Si elles n’ont pas eu lieu, la récolte ne peut pas se produire non plus.

(M. P., page 131.)

« Renversement » des mauvais présages.

Pour détourner les mauvais présages, tous les artifices sont bons. Par exemple, « si le faucon se montre du côté funeste pendant que les hommes sont en train de ramer, alors qu’ils sont déjà à quelques jours de distance de chez eux, et près d’un autre village, aussitôt ils font demi-tour, abordent au rivage et allument un feu (de remerciements). En changeant la direction du bateau, ils mettent le faucon à droite. Leur esprit ainsi satisfait, ils reprennent leur voyage comme auparavant[26]. » Conduite enfantine et absurde, si le faucon ne fait qu’apporter une mauvaise nouvelle, s’il annonce simplement ce qui doit arriver. Le « truc » imaginé par les Dayaks n’y changera rien. Mais si le faucon est le véhicule d’une force mystique, bonne ou mauvaise selon la région de l’espace d’où elle provient, il n’est pas du tout absurde de changer cette direction si on le peut, et de la rendre favorable au lieu de funeste. C’est, sur le plan des forces mystiques, une opération analogue à celle du mécanicien qui renverse la vapeur pour aller dans le sens contraire à celui où il marchait auparavant. Les remerciements adressés au faucon attestent le sérieux et la sincérité des Dayaks, qui interrompent leur navigation pour allumer le feu d’actions de grâces, et qui n’oseraient plaisanter avec l’oiseau sacré.

(M. P., pages 153-154.)

La confession du sorcier.

Une dernière manière de se débarrasser d’une mauvaise influence en l’écartant consiste à réaliser soi-même, plus ou moins complètement, le malheur que l’on sent imminent. Par exemple, quand on s’est vu en rêve frappé par une infortune, aussitôt éveillé, on « exécutera » le rêve, le plus tôt et du mieux que l’on pourra. De la sorte, on « substitue » un équivalent au malheur qui menace. On le rend réel d’avance, et ainsi on en est quitte. Il est arrivé, il ne se produira pas de nouveau.

Un fait curieux, recueilli chez les Kuravers (tribu de voleurs de l’Inde), achèvera de montrer comment une « substitution » sert à préserver d’un malheur. « Un télégramme, dit l’auteur, arrive un jour à mon bungalow : « Baloo décédé. Soyez calmes. » Ce jeune Baloo avait été élevé dans mon village, mais, à ce moment, il se trouvait à une distance d’une centaine de milles. Voici ce qui s’était passé. Un corbeau s’était posé un instant sur sa tête. C’était un présage épouvantable. Il annonçait une mort certaine. Pour empêcher la sinistre prédiction de s’accomplir, l’oncle de Baloo avait imaginé d’envoyer ce télégramme. Naturellement, jusqu’à ce que l’on apprît ce qui s’était passé, on eut du chagrin au bungalow, et ensuite on s’en amusa beaucoup. Mais qu’étaient un peu de peine et un peu de dépense, au prix du malheur que l’on avait écarté en envoyant ce télégramme[27] ? » Peu de faits sont plus instructifs que celui-là. Le corbeau, en se posant sur la tête de l’enfant, l’a condamné à mort irrévocablement. Le seul moyen qui restait de s’opposer au malheur était de le « représenter », de le réaliser soi-même d’avance. Comment faire ? — Pour simuler la mort de Baloo, on la télégraphie, comme si il avait expiré en effet. La nouvelle ainsi expédiée a assez de réalité, quoique fausse, pour qu’on n’ait pas à la transmettre une seconde fois. L’enfant est mort en effigie.

(S. N., pages 279-280.)

  1. Kleiweg de Zwaan, Die Heilkunde der Niasser, p. 51 (1913).
  2. J. P. Mills, The Ao Nagas, p. 40.
  3. J. Perham, Manangism in Borneo. Journal of the Straits Branch of the Royal Asiatic Society, XIX, p. 87 (1887).
  4. G. Landtman, The Kiwai Papuans, p. 127.
  5. W. E. Roth, An inquiry into the animism and folklore of the Guiana Indians. Report of the Bureau of American Ethnology, XXX, pp. 272-273.
  6. A. C. Kruyt, Measa, III, T. L. V., LXXVI, p. 66 (1920).
  7. A. C. Kruyt, Measa, III, T. L. V., LXXVI, p. 67 (1920).
  8. A. Hardeland, Dajacksch-Deutsches Wörterbuch, p. 410 (1859).
  9. G. Landtman, The Kiwai Papuans, p. 100.
  10. id., ibid., p. 86.
  11. R. H. Codrington, The Melanesians, p. 138.
  12. Annual Report. Papua, 1914, p. 181.
  13. Missions évangéliques, LXXIV, 2, p. 172-173 (Dieterlen). Cf. Colonel Mac Lean, A Compendium of Kafir laws and customs, p. 85.
  14. Cf. R. Hertz, La représentation collective de la mort. Année sociologique, X, pp. 66-67.
  15. G. W. Steller, Beschreibung von dem Lande Kamtschatka, p. 295.
  16. Brooke, Ten years in Sarawak, II, p. 203.
  17. Relations des jésuites, L (1666-1667), p. 290.
  18. Relations des Jésuites, X (1636), p. 188 (Le Jeune).
  19. G. Taplin, The Narringeri tribe, pp. 19-20. Cf. un passage identique dans Eylmann, Die Eingeborenen der Kolonie Süd Australien, p. 229.
  20. George Brown, Melanesians and Polynesians, pp. 385-386.
  21. A. C. Haddon, Head hunters, black, white, and brown, p. 337.
  22. D. Crantz, History of Groenland, I, p. 214 (1767).
  23. R. B. Dixon, « The Shasta ». Bulletin of the American Museum of natural history, XVII, pp. 488-489.
  24. Fr. Aegidius Muller, Wahrsagerei bei den Kaffern. Anthropos, I, p. 778.
  25. L. Schultze, Aus Namaland und Kalahari, p. 226.
  26. A. C. Haddon, Head hunters, black, white and brown, p. 387.
  27. W. J. Hatch, The land pirates of India, p. 97 (1929).