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Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre X

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CHAPITRE X

LES PRIMITIFS ET LES EUROPÉENS

Idées primitives sur les Européens.

L’apparition des blancs parmi des primitifs qui n’en ont jamais vu, et qui, parfois, n’en soupçonnaient pas même l’existence, les premiers rapports qui s’établissent entre eux, sont des événements de nature, semble-t-il, à nous éclairer sur des caractères importants de la mentalité propre aux sociétés inférieures. Comment réagit-elle au premier contact des blancs et de tout ce qu’ils apportent avec eux d’extraordinaire ? Si nous avions sur cette rencontre des renseignements sûrs et détaillés, elle serait comme une sorte d’expérimentation naturelle, où la mentalité primitive, placée tout à coup dans des circonstances imprévues, se trouve jetée hors de ses habitudes et de ses traditions.

Malheureusement, les témoins de ces faits si intéressants pour la science anthropologique, les explorateurs, les missionnaires, les naturalistes, ne sont pas toujours préoccupés de les observer avec toutes les précautions nécessaires. Surpris par ce qu’ils voient, incapables d’étudier des gens dont ils ignorent la langue, et qui sont très défiants et craintifs, ils ne recueillent guère que ce qui leur paraît curieux, étrange, invraisemblable, dans l’apparence extérieure des « sauvages », et dans leurs façons d’agir, ou bien ils se bornent à raconter comment se sont établies leurs relations avec eux, amicales ou hostiles. D’autre part, pour des raisons plus qu’évidentes, il est extrêmement rare que nous ayons un témoignage des primitifs eux-mêmes sur l’impression produite par la première expérience qu’ils ont eue des blancs.

La secousse a dû être d’autant plus violente, qu’en général ils vivaient dans un monde clos, dont ils n’imaginaient pas que les parois pussent être franchies. La cosmographie des primitifs, pour autant que nous la connaissions, était assez uniforme avant l’arrivée des blancs. Celle des Dayaks de Bornéo peut en donner une idée. « Ils pensent que la terre est une surface plate, et le ciel un dôme, une sorte de cloche en verre qui couvre la terre et entre en contact avec elle à l’horizon. Ils croient, par conséquent, qu’en allant tout droit, toujours dans la même direction, on arrive enfin, littéralement, à toucher le ciel avec sa main. Par suite, comme ils savent que les Européens viennent de très loin sur la mer, ils arrivent naturellement à l’idée que nous sommes plus près qu’eux du ciel. Il leur paraissait donc impossible que je ne fusse pas allé dans la lune, et ils voulaient savoir si dans mon pays nous avions une ou plusieurs lunes, et aussi si nous n’avions qu’un soleil. Il était très amusant de voir les signes d’incrédulité que mes réponses négatives provoquaient chez mes auditeurs… Ce fut un vrai chagrin pour eux de m’entendre assurer qu’en Europe le ciel était à la même distance de la terre qu’à Bornéo[1]. »

À Samoa, « les indigènes, autrefois, pensaient que le ciel se terminait à l’horizon. D’où le nom qu’ils donnent, aujourd’hui encore, aux blancs : pâpâlangi, c’est-à-dire « creveurs du ciel[2] ».

(M. P., pages 405-408.)

Revenants ou esprits, les blancs appartiennent au monde des puissances invisibles, ou du moins sont en relation très étroite avec lui. Leur seule apparition, comme on vient de le voir, peut être un présage — et par conséquent, une cause — de malheur. Aussi, lorsque des accidents, et surtout des morts subites ou des épidémies se sont produites peu après leur arrivée, les indigènes les en ont rendus responsables. Bien souvent, en Océanie, par exemple, les missionnaires ont eu à souffrir de cette coïncidence. En fait, le premier contact avec les Européens était presque toujours fatal aux indigènes, et l’expérience confirmait singulièrement leurs craintes. « La plupart des maladies qui ont fait rage dans les îles, écrit Williams, pendant mon séjour, y ont été apportées par les navires… Les premières relations entre Européens et indigènes sont invariablement suivies, à mon sens, de l’apparition de la fièvre, de la dysenterie ou de quelque autre maladie qui emporte nombre de gens. À l’île de Rapa, près de la moitié de la population a été balayée[3]. » — À Tanna (Nouvelles-Hébrides), les prêtres voulaient nous tuer, parce que, pour sûr, notre présence ferait empirer leur toux… Tous croyaient fermement que, depuis qu’ils avaient la visite des blancs, dans ces dernières années, les épidémies d’influenza devenaient plus fréquentes et plus meurtrières. Cette impression n’est pas particulière à Tanna ; elle est universelle, si je ne me trompe, d’un bout à l’autre du Pacifique[4]. »

La peur des maladies (c’est-à-dire de l’action mystique funeste qui s’exerce par la maladie) était si grande chez les indigènes que, si l’un d’eux quittait l’île et y revenait après une absence, on le considérait comme aussi dangereux qu’un étranger.

La dysenterie, qui exerça ses ravages, en 1842, dans d’autres parties de l’Archipel (des Nouvelles-Hébrides) fut terrible à Eromanga. Les indigènes l’attribuèrent à quelques hachettes qu’avait laissées à terre un bateau venu pour prendre du bois de santal, et ils les jetèrent à la mer. On estime que le tiers de la population mourut à cette époque[5].

Ainsi, non seulement les blancs eux-mêmes, mais tout ce qui vient d’eux, ou avec eux, tout ce qui a été à leur contact peut apporter l’infection et la mort. Non pas pour les raisons positives de contagion qui nous sont familières, — de ces raisons, les primitifs n’ont pas le moindre soupçon, — mais parce que les blancs, volontairement ou non, exercent une influence néfaste, qu’ils tiennent de leur parenté avec le monde invisible.

(M. P., pages 415-418.)

Les armes à feu.

Si les blancs sont des sorciers, et disposent à volonté des forces du monde invisible, leurs armes et leurs instruments doivent posséder aussi des propriétés magiques. Au lieu d’en observer la structure et le mécanisme, c’est par ces propriétés qu’on en expliquera les effets. Nous avons ici l’occasion, assez rare, de voir la mentalité primitive en présence d’objets entièrement nouveaux pour elle. Nous pouvons saisir, pour ainsi dire, sur le vif, l’attitude qu’elle prend aussitôt. S’agit-il, par exemple, de l’effet des armes à feu ? « Les plus raisonnables des Dayaks en ont une idée superstitieuse. Chaque homme, au moment où il entend la détonation, s’imagine que la balle vient droit sur lui. Il s’enfuit donc, et il ne se croira jamais en sûreté tant qu’il entendra le bruit de la poudre : ainsi, un homme entendant un coup de canon à cinq milles de distance continuera de courir à toute vitesse, avec la même terreur qu’au premier moment[6]. »

Ainsi ces Dayaks, quand ils voient des Européens faire usage de leurs fusils, ne songent pas à observer ce qui se passe en effet, ni sous quelles conditions. Dans leur pensée, l’effet mortel des balles est dû exclusivement au pouvoir mystique que les blancs ont incorporé à leurs armes. Le projectile doit donc toujours toucher le but, à quelque distance qu’il se trouve. S’il le manque, c’est que l’Européen n’a pas voulu l’atteindre, ou qu’une influence plus puissante est intervenue. L’indigène n’analyse pas. Il ne raisonne pas sur ce qu’il voit, puisqu’il n’y a pas là pour lui matière à raisonnement. Aucun problème nouveau ne s’est posé à son esprit il n’a donc pas d’explication à chercher.

(M. P., pages 420-422.)

Les livres des blancs.

Les livres et l’écriture ne sont pas, pour les primitifs, un moindre sujet d’étonnement que les armes à feu. Mais ils ne sont pas plus embarrassés de se les expliquer. Tout de suite, ils y voient des instruments de divination. « Mes livres les intriguaient, dit Moffat, en parlant de certains Bechuanas ; ils me demandèrent si ce n’étaient pas mes bola (dés servant à la divination[7]). » Livingstone dit de même : « L’idée qui leur vient à l’esprit est que nos livres sont des instruments de divination[8]. »

Nous disons : celui qui se convertit au christianisme apprend à lire (afin de pouvoir suivre le culte et prendre connaissance des livres saints). L’indigène dit, au contraire : celui qui apprend à lire se convertit. En effet, en abandonnant les osselets pour les livres, il cesse de s’adresser aux puissances invisibles, aux ancêtres, qu’il consultait et qu’il priait jusqu’à présent. Mais il compte que la lecture lui fournira une révélation du même genre, provenant de puissances supérieures, et par conséquent plus sûre, avec une protection plus efficace. « Il apprenait à lire, dans la conviction que cette science merveilleuse était une panacée à tous les maux, le chemin de toutes les félicités ; mais un beau jour, à la suite d’un accident, il se mit à douter de l’efficacité de la science, et il jeta l’alphabet au panier[9]. » Apprendre à lire, est donc, pour lui, changer de religion.

(M. P., pages 424-426.)

Les blancs sortent de l’eau.

Selon les Bangala du Haut-Congo, les blancs sortent de l’eau, et c’est de là qu’ils apportent leurs produits. « Des natifs soutiennent que je tire les cauries, les perles et les mitakou du sein de la terre. D’autres prétendent que ces belles marchandises viennent du fond de l’eau ; le blanc est pour eux l’homme aquatique, et moi-même je dors sous le fleuve. Mais tous sont d’accord pour me reconnaître une parenté avec Ibanza, un dieu ou un diable dont ils parlent souvent. Plus je nie cette filiation surnaturelle, plus on y croit[10]. » Il est facile de reconnaître ici la trace d’une croyance extrêmement répandue dans toute l’Afrique bantoue et même au delà : les Européens viennent du fond de l’eau.

(M. P., page 436.)

Les blancs sont des sorciers.

« Les indigènes croient aussi que les conserves de viande sont faites de chair humaine. Ils avaient toujours entendu dire que les blancs achetaient les esprits des hommes, et maintenant qu’ils ont vu les boîtes de conserves, il n’y a plus de mystère pour eux : ils savent ce que les blancs font de ces esprits. La demeure des blancs, sans aucun doute, est au fond de la mer ; car, sur la côte, on voit les bateaux surgir lentement du large, en premier lieu les mâts, puis la coque[11]. »

On imagine aisément ce que des objets comme la boussole, la lunette d’approche, les jumelles, les miroirs, etc. ont pu causer de surprise et de frayeur aux primitifs quand ils les ont vus pour la première fois. Invariablement, ils ont conclu aussitôt, sans chercher plus loin, que les blancs étaient de bien puissants sorciers. Les objets les plus ordinaires prêtent à la même interprétation. « Le savon, dit M. Macdonald, est une grande nouveauté pour les indigènes. La sensation particulière que donne le contact des étoffes savonnées les amuse beaucoup. Ils croient que le savon est une « médecine » pour étoffes, et ils se fiaient surtout à sa vertu magique, plutôt qu’au fait d’en frotter les étoffes[12]. »

(M. P., page 438.)

Les primitifs et les missionnaires.

S’agit-il de l’action des missionnaires sur leurs catéchumènes ? Les Bantou, sauf exception, ne paraissent guère se la représenter que sous forme physique. Si le missionnaire a obtenu une conversion, il a dû se servir d’un charme qui a transformé les dispositions de l’indigène. Pour détruire son œuvre, pour « déconvertir » le nouveau chrétien, si l’on ose risquer ce mot, ses amis emploieront donc des moyens de même nature que les siens. Speckmann rapporte bon nombre de faits caractéristiques de ce genre. « En septembre 1873, un jeune homme demande le baptême. Cinq fois ses frères et ses sœurs se présentèrent pour l’emmener : il leur résistait toujours. La sixième fois, par la ruse et la violence, ils réussirent. Arrivé au kraal, il fut forcé de prendre un émétique destiné à lui faire vomir la foi[13]. »

(S. N., page 74.)

Pour la première fois des blancs, des missionnaires, ont voulu s’établir à Tanna (Nouvelles-Hébrides). Aussitôt après leur arrivée, « quelques semaines de sécheresse commencèrent à arrêter la croissance des ignames et des bananes. Aussitôt, le temps sec fut mis sur notre compte, et sur celui de notre Dieu. Les indigènes furent convoqués, de près et de loin, pour examiner cette affaire en assemblée publique… (On somme les missionnaires de s’en aller, ou de faire pleuvoir…) Le dimanche suivant, juste au moment où nous nous réunissions pour le culte, la pluie se mit à tomber en grande abondance. Tous les indigènes crurent, apparemment, qu’elle était envoyée pour nous sauver en réponse à nos prières… ils décidèrent de nous permettre de rester à Tanna. Hélas ! bientôt survinrent la maladie et la fièvre. Le vent, soufflant en tempête, endommagea leurs fruits et leurs arbres fruitiers nouvelle occasion de rendre les missionnaires responsables de tout. Un bateau coule en mer… Ce malheur encore, les indigènes le mirent à notre compte, comme tout ce qui arrivait d’insolite ou de fâcheux à Tanna[14]. » Personne ne sait d’où viennent les blancs, ni de quoi ils sont capables : il est donc naturel de les soupçonner de sorcellerie. Après leur arrivée, les calamités se succèdent. Plus de doute : les blancs sont des porte-malheur. Un principe nocif les accompagne, habite en eux, et exerce une influence pernicieuse. En un mot, ce sont des sorciers.

(S. N., pages 181-182.)

Effets du contact entre les blancs et les indigènes.

Au point de vue physiologique, on sait que le contact des blancs, dans presque toutes les régions (Amérique du Nord et du Sud, Polynésie, Mélanésie, etc.) a été fatal aux sociétés indigènes. La plupart d’entre elles, décimées par les maladies que les nouveaux venus apportaient, ont disparu. Beaucoup de celles qui restent achèvent de s’éteindre. Au point de vue social, des phénomènes précisément analogues se produisent. Les institutions des primitifs, comme leurs langues, se décomposent vite, dès qu’il leur faut subir la présence et l’action des blancs.

Que les sociétés primitives soient incapables de supporter ce choc, on aurait pu le prévoir d’après leur structure, qui les rend si différentes de celles où nous vivons, et si vulnérables. Les ancêtres, récents et lointains, les esprits et puissances invisibles de toutes sortes, les espèces qui peuplent l’air, les eaux et le sol, la terre même, et jusqu’aux rochers et aux accidents de terrain, tout ce qui se trouve dans les limites de la localité occupée par le groupe social lui « appartient », comme on sait, au sens mystique du mot. Réciproquement il est lié, par un réseau complexe de participations, à la localité même et aux puissances invisibles qui y résident et y font sentir leur action. Dès lors, les rapports qui nous paraissent le plus naturels et le plus inoffensifs entre des sociétés humaines risquent d’exposer le groupe à des dangers mal définis, et d’autant plus redoutés. Le plus léger contact avec des inconnus, le simple fait de recevoir d’eux des aliments ou des engins peut conduire à des catastrophes. Qui sait comment telle ou telle puissance occulte aura pu en être affectée, et ce qui en résultera ? De là, chez les primitifs, des signes de crainte et de défiance que les blancs interpréteront souvent comme de l’hostilité, puis du sang versé, des représailles, et parfois l’extermination du groupe. Si au contraire des relations s’établissent, si un commerce suivi a lieu entre les blancs et les indigènes, surtout si nombre de ceux-ci vont vivre et travailler chez les blancs, à la suite d’un « engagement » plus ou moins volontaire, les conséquences, le plus souvent, ne sont pas moins lamentables. En très peu de temps l’indigène, brusquement exposé à des influences nouvelles, en vient à mépriser et à oublier ses traditions. Sa moralité propre tend à disparaître. Il se met à parler une sorte de sabir ou de pidgin-english. La conscience sociale du groupe s’affaiblit, et aussi sa volonté de vivre.

(M. P., pages 446-447.)

Résistance aux nouveautés.

S’agit-il d’abandonner une coutume traditionnelle, ou d’adopter délibérément une pratique jusque-là inconnue, la résistance est aussi vive qu’opiniâtre. Les observateurs, et surtout les missionnaires, en ont bien vu la raison. « Le naturel de la Nouvelle-Guinée, dit M. Newton, est intensément conservateur : il fait ce que son père, son grand-père et son aïeul ont fait. Ce qui était assez bon pour eux est assez bon pour lui, comme le dit l’homme de Wadau qui fabriquait une embarcation, et qui rejeta avec mépris le conseil d’y mettre une large et confortable plate-forme au centre, comme font les gens de Boianai, au lieu des deux misérables petits sièges aux extrémités que construisent ceux de Wadau. « Non, ce n’est pas notre coutume », répondit-il. Peut-être aussi les gens de Boianai auraient-ils pu voir là un empiètement sur leur droit d’invention[15]. »

Le même missionnaire raconte que les indigènes, à une certaine grande fête, immolaient des porcs de la façon la plus lente et la plus cruelle, et qu’on leur avait imposé de tuer désormais les victimes plus vite et plus humainement. La fête revient, et de grand matin on commence à tuer les porcs. Vers la fin, quelques vieillards se sentirent inquiets de cette redoutable violation de coutume ; une délégation vint dire aux missionnaires qu’il fallait absolument qu’au moins un porc fût tué à l’ancienne mode des indigènes, afin que les manguiers pussent entendre les cris de la bête : autrement, ils ne porteraient pas de fruits[16].

(M. P., pages 452-453.)

Si grande que soit la force de la coutume, si instinctif, pour ainsi dire, le respect qu’elle inspire, des esprits ingénieux et inventifs, dans ces sociétés comme dans les nôtres, sont sensibles à l’attrait de la nouveauté. Qu’arrivera-t-il si un homme s’avise de modifier un procédé établi ? — À moins qu’il ne s’y soit pris avec une extrême prudence, et qu’il n’ait eu la précaution de s’assurer le consentement, je dirais presque, la complicité des personnages influents du groupe, les conséquences peuvent être terribles pour lui. Dans la plupart des sociétés primitives, en particulier dans celles de l’Afrique australe ou équatoriale dont nous venons de parler, il risque sa vie. « Toute la vie de l’indigène, dit le Frère Ægidius Müller, est une chaîne de coutumes qu’il lui faut dévider ; s’il s’en écarte, il tombe sous le soupçon de sorcellerie[17]. » Les exemples abondent : en voici seulement quelques-uns. Dans la région du Congo, « les hommes les plus capables de progrès sont toujours les premiers exterminés. Quand commença le commerce du caoutchouc, les premiers indigènes qui en vendirent furent tués en qualité de sorciers ; il en est de même pour toute innovation[18]. » — Ne pas faire comme les autres, faire mieux, et surtout faire quelque chose qui ne s’est encore jamais fait : rien n’est plus dangereux. « Il y a vingt-cinq ans à peu près, j’ai connu un forgeron qui, avec le fer d’un cercle de tonneau, avait su fabriquer une très bonne imitation d’un couteau européen. Quand le roi en fut informé, il trouva que le forgeron était trop habile, et il le menaça d’une accusation de sorcellerie, s’il recommençait… L’indigène a le sentiment profondément enraciné en lui que tout ce qui sort de l’ordinaire est dû à la sorcellerie, et il le traite comme tel. Il y a quelques années, j’ai connu une femme-médecine indigène qui soignait avec succès certaines maladies du pays. Elle s’enrichit, et alors les indigènes l’accusèrent de donner la maladie aux gens par maléfice, afin de les soigner et de se faire payer ; car, disaient-ils, comment peut-elle la guérir si aisément, si ce n’est pas elle qui la leur a donnée ? Elle fut obligée d’abandonner son métier, pour ne pas être tuée comme sorcière… L’introduction d’un nouvel article de commerce a toujours valu l’accusation de sorcellerie à celui qui en était le promoteur. On raconte aussi que l’homme qui inventa le procédé pour tirer des palmiers le vin de palme fut accusé de sorcellerie, et qu’il paya sa découverte de sa vie[19]. »

Pourquoi, dans tous ces cas, et dans une infinité d’autres analogues, l’accusation de sorcellerie se présente-t-elle aussitôt à l’esprit des indigènes ? Cela provient, sans aucun doute, de l’attitude constante de la mentalité primitive qui, de ce qu’elle perçoit ou constate, saute immédiatement à une cause mystique, sans prêter la moindre attention à ce que nous appelons la série des causes et des effets objectifs et visibles. Le forgeron congolais, avec un morceau de fer qui provient d’un cercle de tonneau, arrive à fabriquer un couteau à l’européenne : nous admirerons l’esprit d’initiative, l’adresse et la persévérance de l’artisan qui, n’ayant à sa disposition que de si pauvres matériaux et des outils si grossiers, a su en tirer un tel parti. La mentalité primitive reste insensible à ces mérites. Elle ne les remarque même pas. Ce qui la frappe, ce à quoi elle s’attache uniquement, c’est la nouveauté inquiétante du résultat obtenu. Comment un couteau pareil à celui des blancs serait-il sorti de la forge, si l’homme n’avait eu une force magique à son service ? Il est donc suspect. Quiconque, comme lui, obtiendra un succès auquel personne n’avait encore pensé, s’exposera à la même accusation. Peu importe qu’il ne fasse pas mystère des opérations qu’il a imaginées et réalisées. Dans la pensée des indigènes, ce n’est pas à elles qu’il doit d’avoir réussi, c’est à une puissance occulte qui seule en a assuré l’efficacité. Aussitôt surgit la question redoutable : comment a-t-il eu cette puissance occulte à sa disposition ? N’est-il pas sorcier ?

(M. P., pages 459-461.)

Adaptation des primitifs.

Au contact prolongé des blancs, les idées et les sentiments des indigènes, au sujet des blancs eux-mêmes et de ce qu’ils apportent, ne tardent pas à se modifier. Le changement se produit de diverses façons, selon que les blancs sont plus ou moins nombreux, occupent le pays ou se bornent à le visiter, recrutent ou non des indigènes pour le travail, procèdent avec plus ou moins de brutalité, etc. Trop souvent, la société indigène ne peut survivre à cette crise ; les maladies et la démoralisation apportées par les blancs la font disparaître en peu de temps. Lorsqu’une adaptation se fait, on a remarqué qu’elle commence lentement, pour s’accélérer ensuite. Dans ce qu’on peut appeler une première période, ce ne sont pas les indigènes qui s’adaptent à la manière de vivre européenne, mais c’est plutôt à leur propre culture qu’ils adaptent ce qu’ils empruntent aux blancs. « Il est surprenant de voir, dit Eylmann, combien peu l’indigène a été influencé par ses rapports avec les blancs, en ce qui concerne ses armes. Autant que j’en puis juger, ils ont conservé partout les formes traditionnelles de ces armes, et même en ce qui concerne ce dont elles sont faites règne un conservatisme très fort. Les tribus situées entre le lac Eyre et Tennant’s Creek fabriquent encore aujourd’hui toutes leurs armes avec du bois et des pierres, comme au temps où ils étaient encore les maîtres incontestés de leur pays. Les indigènes plus au nord de Tennant’s Creek emploient cependant le fer et le verre pour les pointes de leurs grandes lances[20]. »

Tant que les institutions essentielles du groupe subsistent, la mentalité demeure aussi la même, si grands que soient les changements extérieurs dans la manière de vivre. Les missionnaires clairvoyants en ont souvent fait la remarque. Convertis, les indigènes n’en sont pas plus capables de concevoir nettement l’idée du salut individuel. Leur sentiment de solidarité organique avec leur groupe et leur chef n’a pas fait place à une conscience plus nette de leur personnalité : le missionnaire est simplement devenu pour eux ce qu’était auparavant le chef. « Quand, après avoir parlé de ce déluge de feu prédit par saint Pierre, je fis appel à mon auditoire et m’écriai : Où fuirez-vous alors la colère de Dieu ? — Vers toi, moruti (missionnaire), notre père, répondirent plusieurs voix à la fois[21]. » Assurer au groupe les bonnes grâces de Dieu, et en procurer les bienfaits, par suite, à chacun des membres, c’est l’affaire du missionnaire, comme il appartenait, avant la conversion, au chef de la tribu de lui garantir l’appui des ancêtres et des esprits par les cérémonies et les sacrifices traditionnels. L’indigène trouve même moyen de garder son respect inviolable de la coutume au moment même où il vient d’en changer : il se comporte à l’égard de la nouvelle comme il faisait pour l’ancienne.

(M. P., pages 473-475.)

Malentendus et conflits.

Ainsi, les noirs ne conçoivent pas que la terre puisse être réellement vendue. Mais les blancs ne comprennent pas davantage qu’une transaction si simple soit inintelligible pour les indigènes. De là, malentendus, querelles, violences des deux parts, représailles, éviction et finalement extermination des anciens maîtres du sol. Quand un conflit éclate, les blancs, en général, ignorent les obligations mystiques auxquelles les indigènes ne peuvent pas refuser d’obéir, et ils se croient vraiment lésés. Bientôt, à cette méconnaissance de la mentalité primitive se joignent la mauvaise foi et l’abus de la force. Ce chapitre de l’histoire des relations des blancs avec les indigènes offre un spectacle aussi monotone que révoltant.

(A. P., pages 123-124.)

Les primitifs et les médecins.

La vive répugnance éprouvée à l’égard des traitements européens, quels qu’ils soient, est générale. Du point de vue de la mentalité prélogique, elle est inévitable, et il faut reconnaître qu’en fait elle est très souvent justifiée par l’événement, surtout quand il s’agit de membres d’une société de type tout à fait inférieur. Ainsi, dans la province de Victoria (Australie), « un médecin avoua que, en général, chaque fois qu’il avait donné particulièrement ses soins à un indigène malade, il n’avait réussi qu’à le tuer plus vite… Lâchés dans la forêt, ils se rétablissent rapidement. » D’où vient cela ? « En premier lieu, à l’hôpital, il faut tenir compte du sentiment que le malade éprouve. Séparé de sa société habituelle, il devient triste, abattu. Puis… on lui a peut-être coupé les cheveux, on lui a ôté ses vêtements, et probablement avec eux quelque objet qui lui tient particulièrement à cœur. (Il se sent ainsi à la merci d’inconnus, qui peuvent exercer sur lui, sans qu’il le sache, toutes sortes d’actions funestes.) Il a peur de l’homme blanc ; il s’effraie de ce qu’on veut lui faire avaler, et les médicaments, même d’usage externe, l’épouvantent : ne peuvent-ils pas, pour autant qu’il sache, avoir des propriétés secrètes qui causeront sa mort[22] ?… »

(F. M., page 311.)

  1. Od. Beccari, Wanderings in the forest of Borneo, pp. 337-338.
  2. G. Turner, Nineteen years in Polynesia, p. 103.
  3. J. Williams, A narrative of missionary enterprises in the South Sea islands, pp. 281-282.
  4. G. Turner, Nineteen years in Polynesia, p. 28.
  5. A. W. Murray, Missions in Western Polynesia, p. 178.
  6. E. T. Dalton in H. Ling Roth, The natives of Sarawak, II, p. 127.
  7. R. Moffat, Missionary labours and scenes in South Africa, p. 384.
  8. D. Livingstone, Zambesi and its tributaries, p. 557.
  9. Missions évangéliques, XL (1865), p. 170.
  10. C. Coquilhat, Sur le Haut-Congo, p. 215.
  11. W. H. Bentley, Pioneering on the Congo, I, pp. 252-253.
  12. Rev. D. Macdonald, Africana, II, p. 96.
  13. F. Speckmann, Die Hermannsburger Mission in Afrika, pp. 491-492 ; cf. 501 (1876).
  14. J. G. Paton, missionary to the New-Hebrides, An autobiography. 1st Part, pp. 87-88 (1898).
  15. H. Newton, In far New-Guinea, pp. 125-126.
  16. Ibid., p. 154.
  17. Fr. Ægidius Müller, Wahrsagerei bei den Kaffern. Anthropos, II, p. 55.
  18. W. H. Bentley, Pioneering on the Congo (1900), I, p. 278.
  19. Rev. J. H. Weeks, Anthropological notes on the Bangala of the upper Congo river. J. A. I., XXXIX, p. 108.
  20. E. Eylmann, Die Eingeborenen der Kolonie Süd-Australien, p. 363.
  21. Missions évangéliques, LXIII (1888), p. 10 (Coillard).
  22. Brough Smyth, The aborigines of Victoria, I, pp. 259-260.