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Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 237-251).

CHAPITRE XI

DE LA MENTALITÉ PRIMITIVE À LA NÔTRE

Évolution de la mentalité primitive.

Là où les âmes et les esprits ne sont pas encore individualisés, la conscience individuelle de chaque membre du groupe demeure étroitement solidaire de la conscience collective. Elle ne s’en dégage pas nettement, elle ne s’y oppose pas tout en s’y unissant ; ce qui domine en elle, c’est le sentiment continu de la participation. Plus tard seulement, quand l’individu humain prend une conscience claire de lui-même en tant qu’individu, quand il se distingue formellement du groupe auquel il se sent appartenir, alors les êtres et les objets extérieurs commencent aussi à lui apparaître comme pourvus d’âmes ou d’esprits individuels, durant cette vie et après la mort[1].

Ainsi, lorsque les rapports du sujet social collectif avec les sujets individuels qui le composent évoluent, les représentations collectives se modifient du même coup. La mentalité primitive sous sa forme la plus pure impliquait la participation sentie et vécue, à la fois des individus avec le groupe social, et du groupe social avec les groupes ambiants. Ces deux participations sont solidaires. Les modifications de l’une retentissent donc sur l’autre. Au fur et à mesure que la conscience individuelle de chacun des membres du groupe tend à s’affirmer, le sentiment de symbiose mystique du groupe social avec les groupes ambiants d’êtres et d’objets devient moins intime, moins immédiat, moins constant. Ici comme là, des liens plus ou moins explicites tendent à se substituer au sentiment immédiat de communion. En un mot, la participation tend à être représentée. Par exemple, dès que la conscience individuelle commence à se saisir comme telle, et à distinguer par suite les individus comme tels dans les groupes d’êtres ambiants, ces représentations déterminent aussi celle, plus ou moins nette, des groupes en tant que groupes et, par conséquent encore, une représentation des rapports mystiques qui unissent entre eux les individus d’un groupe, et les différents groupes à leur tour. La communion qui n’est plus actuellement vécue, et dont la nécessité apparaît toujours aussi pressante, sera obtenue par le moyen d’intermédiaires. Les Bororó ne diront plus qu’ils sont des araras. Ils diront que leurs ancêtres étaient des araras, qu’ils sont de même essence que les araras, qu’ils deviennent des araras après leur mort, qu’il leur est interdit de tuer et de manger des araras, sinon sous des conditions strictement fixées (sacrifice totémique), etc.

À la pauvreté que je signalais tout à l’heure chez les Aruntas, les Bororó, et les autres sociétés de type tout à fait bas, on verra alors succéder, dans des sociétés de type supérieur à celles-là, chez les Huichols par exemple, chez les Zuñis du Nouveau-Mexique, chez les Maoris de la Nouvelle-Zélande, une richesse croissante de représentations collectives proprement dites et de symboles.

(F. M., pages 430-431.)

Types sociaux et types mentaux.

Lorsque les participations qui importent le plus au groupe social sont assurées par le moyen d’intermédiaires ou de « véhicules », au lieu d’être senties et réalisées d’une façon immédiate, ce changement retentit sur la mentalité du groupe lui-même. Par exemple, si, dans une tribu, une certaine famille, ou une certaine personne, un chef, un homme-médecine, est représenté comme « présidant » à l’ordre des saisons, à la régularité des pluies, à la conservation des espèces utiles, bref, au retour périodique des phénomènes dont dépend la vie de la tribu, cette représentation collective sera particulièrement mystique, et elle conservera à un haut degré les caractères propres de la mentalité prélogique. La participation, concentrée pour ainsi dire en ces êtres qui en sont les véhicules, les vases d’élection, devient ainsi elle-même un objet de représentation. Par contraste, les autres familles, les autres individus du groupe social, les groupes ambiants non intéressés dans cette participation sont représentés d’une façon plus indifférente, plus désintéressée, donc moins mystique, donc plus objective. C’est dire qu’une distinction de plus en plus nette et de plus en plus stable tend à s’établir entre les êtres et les objets sacrés d’une part, et les êtres et les objets profanes de l’autre.

(F. M., pages 440-441.)

En même temps que la mentalité des sociétés de type inférieur devient plus perméable à l’expérience, elle devient aussi plus sensible à la contradiction. Auparavant, elle y était presque entièrement indifférente. Orientée selon la loi de participation, elle ne voyait aucune difficulté à des affirmations qui pour nous sont contradictoires. Un être est lui-même et en même temps un autre, il est en un lieu et il est ailleurs, il est individuel et il est collectif (identité de l’individu et de son groupe), etc. La mentalité prélogique se satisfaisait de ces affirmations, parce qu’elle faisait mieux que d’en voir ou d’en comprendre la vérité. Elle la sentait, elle la vivait, par l’effet de ce que j’ai appelé une symbiose mystique. Mais que l’intensité de ce sentiment dans les représentations collectives diminue, la difficulté logique commencera à son tour à se faire sentir. Alors apparaissent peu à peu les intermédiaires, les véhicules de la participation. Ils la rendent représentable, ils assurent, par les moyens les plus variés, par des transmissions, par des contacts, par des transferts de propriétés mystiques, les communions d’essence et de vie qui étaient auparavant senties de façon immédiate, mais qui risquent de sembler inintelligibles dès qu’elles ne sont plus vécues.

(F. M., pages 443-444.)

Persistance de la pensée prélogique.

La mentalité des sociétés inférieures, tout en devenant moins imperméable à l’expérience, demeure longtemps prélogique et garde l’empreinte mystique sur la plupart de ses représentations. En outre, rien ne préserve les concepts abstraits et généraux, une fois formés, de retenir des éléments qui sont les vestiges encore reconnaissables de la période antérieure. Des préliaisons subsistent, que l’expérience n’a pu dissoudre ; des propriétés mystiques demeurent inhérentes aux êtres et aux objets. Le concept purifié de tout élément de ce genre est une exception, même dans les sociétés du type le plus élevé. À plus forte raison ne se rencontre-t-il guère dans les autres. Le concept est une sorte de « précipité » logique des représentations collectives qui l’ont précédé ; presque toujours ce précipité entraîne un résidu plus ou moins considérable d’éléments mystiques.

Comment en serait-il autrement ? Déjà dans des sociétés de type assez bas se forment des concepts abstraits. Sans être de tout point comparables aux nôtres, ce sont pourtant des concepts. Pourraient-ils ne pas obéir à l’orientation générale de la mentalité qui les produit ? Ils sont donc, eux aussi, prélogiques et mystiques. Ils ne cessent de l’être que peu à peu et très lentement. Il peut même arriver qu’ils constituent un obstacle au progrès, après en avoir été un auxiliaire.

La science chinoise offre un exemple mémorable de cet arrêt de développement. Elle a produit d’immenses encyclopédies qui contiennent des astronomies, des physiques, des chimies, des physiologies, des pathologies, des thérapeutiques, etc. Tout cela n’est à nos yeux qu’un effroyable fatras. Comment tant d’application et d’ingéniosité s’est-il dépensé pendant de longs siècles pour un résultat nul ? Par l’effet d’un grand nombre de causes sans doute, mais surtout parce qu’à l’origine de chacune de ces prétendues sciences se trouvent des concepts figés, que personne n’a jamais eu l’idée de soumettre sincèrement au contrôle de l’expérience, et qui ne contiennent guère, pourtant, que des représentations invérifiables et vagues, avec des préliaisons mystiques. La forme abstraite et générale que ces concepts ont revêtue permet un double travail d’analyse et de synthèse en apparence logique. Ce travail se poursuit à l’infini, toujours vain, toujours satisfait de lui-même.

Les caractères propres de la pensée logique se distinguent si nettement de ceux de la mentalité prélogique, que le progrès de l’une semble impliquer ipso facto la régression de l’autre. On est tenté d’en conclure qu’à la limite, si la pensée logique impose sa loi à toutes les opérations de l’esprit, la mentalité prélogique aura dû disparaître tout à fait. Conclusion hâtive et illégitime. Sans doute, plus l’exigence logique devient forte et habituelle, moins elle tolère les contradictions et les absurdités dont la preuve peut être faite. En ce sens, il est vrai de dire que plus la pensée logique fait de progrès, plus elle est redoutable aux représentations qui, formées sous la loi de participation, contiennent des contradictions implicites ou expriment des préliaisons incompatibles avec l’expérience. Tôt ou tard ces représentations sont menacées de périr, c’est-à-dire de se dissoudre. Mais cette intolérance n’est pas réciproque. Si la pensée logique ne souffre pas la contradiction, et lutte pour l’exterminer dès qu’elle l’aperçoit, la mentalité prélogique et mystique est au contraire indifférente à l’exigence logique. Elle ne recherche pas la contradiction ; elle ne la fuit pas non plus. Le voisinage même d’un système de concepts rigoureusement ordonnés selon les lois logiques n’a sur elle que peu ou point d’action. Par suite, la pensée logique ne saurait jamais être l’héritière universelle de la mentalité prélogique. Toujours se maintiendront les représentations collectives qui expriment une participation intensément sentie et vécue, et dont il sera impossible de démontrer soit la contradiction logique, soit l’impossibilité physique. Même, dans un grand nombre de cas, elles se maintiendront, parfois fort longtemps, malgré cette démonstration. Le sentiment vif interne d’une participation peut suffire, et au delà, à contre-balancer la force de l’exigence logique. Telles sont, dans toutes les sociétés connues, les représentations collectives sur lesquelles reposent nombre d’institutions, et en particulier beaucoup de celles qu’impliquent nos croyances et nos pratiques morales et religieuses.

La persistance indéfinie de ces représentations collectives, et de la mentalité dont elles sont comme des témoins, dans les sociétés où la pensée logique est la plus avancée, permet de comprendre pourquoi la satisfaction qu’y procurent les connaissances les plus achevées — exception faite de celles qui sont purement abstraites, — demeure toujours incomplète. Comparée à l’ignorance, du moins à l’ignorance consciente, la connaissance est sans doute une possession de son objet. Mais comparée à la participation que réalise la mentalité prélogique, cette possession n’est jamais qu’imparfaite, insuffisante, et comme extérieure. Connaître, en général, c’est objectiver ; objectiver, c’est projeter hors de soi, comme quelque chose d’étranger, ce qui est à connaître. Quelle communion intime, au contraire, les représentations collectives de la mentalité prélogique n’assurent-elles pas entre les êtres qui participent les uns des autres ! L’essence de la participation est que précisément toute dualité s’y efface, et qu’en dépit du principe de contradiction, le sujet est à la fois lui-même et l’être dont il participe. Pour saisir à quel point cette possession intime diffère de l’appréhension objectivante en laquelle consiste la connaissance proprement dite, il n’est même pas besoin de comparer les représentations collectives des sociétés inférieures avec le contenu de nos sciences positives. Il suffit de considérer un objet, Dieu, par exemple, qui soit, en même temps, dans notre société, recherché par la pensée logique et donné dans des représentations collectives d’un autre ordre. L’effort rationnel pour connaître Dieu semble à la fois unir le sujet pensant à Dieu et l’en éloigner. La nécessité de se conformer aux exigences logiques s’oppose aux participations entre l’homme et Dieu qui ne sont pas représentables sans contradiction. La connaissance se réduit ainsi à fort peu de chose. Mais quel besoin de cette connaissance rationnelle a le fidèle qui se sent uni à son Dieu ? La conscience qu’il a de la participation de son être à l’essence divine ne lui procure-t-elle pas une certitude de foi au prix de laquelle la certitude logique sera toujours quelque chose de pâle, de froid, de presque indifférent ?

Cette expérience d’une possession intime et complète de l’objet, possession plus profonde que toutes celles dont l’activité intellectuelle peut être l’origine, fait sans doute le ressort principal des doctrines dites antiintellectualistes. Ces doctrines reparaissent périodiquement, et à chaque réapparition elles retrouvent faveur. Car elles promettent ce que ni la science positive pure ni les autres doctrines philosophiques ne peuvent se flatter d’atteindre : le contact intime et immédiat avec l’être, par l’intuition, par la compénétration, par la communion réciproque du sujet et de l’objet, par la pleine participation, en un mot, que Plotin a décrite sous le nom d’extase. Elles montrent que la connaissance soumise aux formes logiques est impuissante à surmonter la dualité, qu’elle n’est pas une possession véritable, qu’elle demeure à la surface extérieure des choses. Or, le besoin de participation reste sûrement plus impérieux et plus intense, même dans nos sociétés, que le besoin de connaître ou de se conformer aux exigences logiques. Il est plus profond, il vient de plus loin. Il était tout-puissant sans doute dans les sociétés humaines pendant les longs siècles de la préhistoire, alors que l’exigence logique était à peine sentie.

L’unité logique du sujet pensant, qui est prise pour accordée par la plupart des philosophes, est un desideratum, non un fait. Même dans notre société, les représentations et les liaisons de représentations régies par la loi de participation sont loin d’avoir disparu. Elles subsistent, plus ou moins indépendantes, plus ou moins entamées, mais indéracinables, côte à côte avec celles qui obéissent aux lois logiques. L’entendement proprement dit tend vers une unité logique, et il en proclame la nécessité. Mais, en fait, notre activité mentale est à la fois rationnelle et irrationnelle. Le prélogique et le mystique y coexistent avec le logique.

D’une part, l’exigence logique veut s’imposer à tout ce qui est représenté et pensé. D’autre part, les représentations collectives du groupe social, même quand elles sont d’un caractère nettement prélogique et mystique, tendent à se maintenir indéfiniment, comme les institutions religieuses, politiques, etc., dont elles sont les expressions, et, en un autre sens, les fondements. De là des conflits de mentalité, aussi aigus, parfois aussi tragiques, que les conflits de devoirs. Ils proviennent, eux aussi, d’une lutte entre des habitudes collectives, les unes plus anciennes, les autres plus récentes, orientées différemment, et qui se disputent la direction de l’esprit, comme des exigences morales d’origine diverse déchirent la conscience. C’est sans doute ainsi qu’il conviendrait d’expliquer les prétendus combats de la raison avec elle-même, et ce qu’il y a de réel dans ses antinomies. Et s’il est vrai que notre activité mentale est logique et prélogique à la fois, l’histoire des dogmes religieux et des systèmes philosophiques peut s’éclairer désormais d’un jour nouveau.

(F. M., pages 447-449, 451-455.)

Évolution des mythes.

La représentation du monde mythique, si nettement caractérisée dans les tribus australiennes et papoues étudiées plus haut, ne leur appartient pas en propre, ni exclusivement. Au contraire, dans un grand nombre de sociétés plus ou moins « primitives » des deux hémisphères, on retrouve, sinon la totalité de ses éléments essentiels, du moins les plus importants d’entre eux : la croyance à une période extra-temporelle, ou, si l’on peut dire, prétemporelle, où le monde était autre qu’à présent ; à l’existence, durant cette période, de héros civilisateurs, qui étaient à la fois hommes et animaux, inventeurs, fondateurs d’institutions, « créateurs » d’êtres et d’objets, ancêtres des groupes humains et des espèces vivantes actuelles ; à la « fluidité » qui rendait possible, dans cette période, n’importe quelle transformation, puisque celle-ci ne rencontrait jamais, dans les lois de la nature ou dans la fixité des formes spécifiques, d’obstacle insurmontable, ni d’impossibilité physique.

Doit-on donc admettre que cette représentation du monde mythique (avec les éléments émotionnels, les pratiques et les cérémonies qu’elle comporte) se retrouve toujours à peu près semblable dans les sociétés primitives, quelle que soit la diversité de leurs institutions et du milieu où elles vivent ? Ce serait dépasser ce dont les faits témoignent. Ils nous montrent bien plutôt la nécessité de tenir compte, pour chaque société (ou chaque groupe de sociétés), des conditions particulières où elle a évolué, et, s’il est possible, de son histoire. Selon la remarque de M. Mauss[2], on aurait dû réserver le terme de « primitifs » pour les Australiens — les seuls en qui subsistent aujourd’hui des traits de l’homme paléolithique, — et, au sujet des autres sociétés, improprement dites primitives, distinguer celles qui sont néolithiques, et les autres, de civilisation plus avancée. De ce point de vue, on comprend que nulle part ailleurs (réserve faite des découvertes qui pourraient se produire dans l’avenir), on ne rencontre l’ensemble de croyances et de pratiques si caractéristiques que l’on observe en Australie et en Nouvelle-Guinée. Même là où les analogies sont indubitables et frappantes, des différences s’imposent aussi à l’attention.

Sans entrer dans un détail qui nous entraînerait loin, nous nous bornerons à signaler en quelques mots les plus remarquables de ces différences. D’abord, les mythes sacrés et secrets n’ont plus la même importance vitale que chez les tribus australiennes et papoues dont nous avons parlé. La reproduction périodique des espèces animales et végétales, et la permanence même des groupes humains ne dépend plus avant tout de la célébration régulière des cérémonies qui permettent aux hommes dûment initiés de communier avec les ancêtres mythiques.

Puis, ces ancêtres-animaux eux-mêmes tendent à changer de caractère, à prendre une personnalité de traits plus ou moins accusés, à devenir enfin, avec le temps, des « divinités ». Ces personnages divins ne demeurent pas tous sur le même rang, comme les ancêtres-animaux, par exemple, en Australie centrale, d’après les descriptions de Spencer et Gillen, et de Strehlow. Ils forment des groupes, et parfois une hiérarchie, où ils se subordonnent les uns aux autres. En même temps, les cérémonies se transforment. Elles finissent par céder la place à un véritable culte, qui implique des fonctions sacerdotales. Celles-ci sont le plus souvent remplies par le chef, ou par le roi, intermédiaire obligé entre les membres vivants de la société et ses membres morts, et seul qualifié pour s’adresser aux puissances invisibles et aux « dieux ».

Enfin les sacrifices, inconnus dans les tribus australiennes et papoues, apparaissent, et ils occupent dans le culte une place souvent fort importante.

Je ne dirai donc pas, comme l’a fait Durkheim dans son célèbre ouvrage, que les sociétés australiennes nous présentent les « formes élémentaires de la vie religieuse », mais plutôt que l’ensemble de croyances et de pratiques qui a pris corps dans leurs mythes et leurs cérémonies constitue une « préreligion ». Le sens de ce néologisme, dont je m’excuse, est suffisamment défini par ce qui a été exposé dans les chapitres précédents, au sujet du monde mythique, des ancêtres-animaux, des cérémonies, de l’expérience mystique, de la participation-imitation, etc. Il a du moins l’avantage de faire ressortir le point où je m’écarte des vues directrices du fondateur de l’Année sociologique. Dans sa pensée, si diverses que soient les formes que revêt la religion, qu’on la prenne dans les tribus australiennes, ou dans nos sociétés occidentales, ou en Extrême-Orient, ou ailleurs, elle demeure toujours semblable, pour ne pas dire identique, à elle-même dans son essence. — L’étude des faits m’a amené à une conception un peu différente. Il me paraît préférable de ne pas appliquer à tous les cas un concept si strictement défini. Je ne donnerai donc pas le nom de religion à l’ensemble de croyances et de cérémonies, exprimé par les mythes, qui a été décrit et analysé ci-dessus. C’est seulement quand certains éléments de ce complexe s’affaiblissent et disparaissent, quand de nouveaux éléments y prennent place et se développent, qu’une religion proprement dite se forme et s’établit.

Distinguer ainsi « préreligion » et « religion » ne tend nullement à les opposer. Comment pourrait-on méconnaître tout ce qu’elles ont de commun, et que Durkheim a si bien mis en lumière ? J’ai montré moi-même que les émotions ressenties par les acteurs et les spectateurs, au cours des cérémonies, pourraient être dites « religieuses ». Le terme même de pré-religion, sans impliquer une évolution nécessaire, indique qu’il s’agit d’un stade auquel pourra succéder plus tard une religion au sens plein du mot. Mais il a paru utile de mettre l’accent sur les différences entre préreligion et religion, au lieu d’insister, comme on l’a fait jusqu’à présent, sur les ressemblances. On se prémunit ainsi contre de graves chances d’erreur. On risque moins de projeter, sur les faits quasi religieux que l’on constate dans ces sociétés, les plus primitives qu’il nous soit donné actuellement de connaître, des caractères qui n’apparaissent que dans des sociétés plus avancées.

(My. P., pages 214-218.)

De la préreligion à la religion.

Dans l’ancien monde, nous voyons persister longtemps, un peu partout, le culte de dieux à forme partiellement animale dans les religions de l’Inde et de l’Extrême-Orient, comme dans celles du monde méditerranéen, en Égypte, en Asie Mineure, en Crète et même en Grèce, où des divinités à forme animale se sont maintenues jusqu’à l’époque classique, dans quelques régions reculées et attardées, comme l’Arcadie. Il s’en rencontre de pareilles dans les mythologies celtique, germanique, scandinave, slave, etc. Bref, le zoomorphisme, au moins partiel, des êtres divins semble avoir été longtemps à peu près universel.

Les représentations plastiques des dieux témoignent abondamment de cette persistance. Dans toutes les parties du monde leurs images — peintures, dessins, sculptures, gravures — ont traduit de la façon la plus expressive, et la plus parlante, cette dualité de nature : corps humain à tête d’animal, ou corps d’animal à visage humain ; moitié supérieure du corps humaine, tandis que les membres inférieurs sont d’un animal, ou inversement, etc. Parfois, dans une effigie tout humaine, un seul membre ou une extrémité seulement rappellera l’animal. Une tradition tenace a perpétué ces figures composites à travers les siècles. Là où se maintenait, avec les mythes, la croyance aux ancêtres mi-humains, mi-animaux, le sens de ces images restait clair. Au fur et à mesure que la préreligion cédait la place à des religions et à des cultes proprement dits, il s’est peu à peu obscurci. À la fin, ces figures n’ont plus été que des énigmes, bizarres ou ridicules aux yeux du sens commun.

(My. P., pages 219-220.)

Des mythes aux contes.

Malgré toute notre bonne volonté, nous ne réussissons pas à considérer les mythes comme réellement « vrais ». Qu’ils remplissent dans la vie sociale des indigènes des fonctions essentielles, que les fêtes, les cérémonies, les images plastiques pour lesquelles on prend tant de peine expriment une réalité sacrée dont ils sont les véhicules, nous parvenons à le comprendre. Mais pouvons-nous jamais nous empêcher de mettre les mythes, même primitifs, au rang des légendes, des contes, des fables, en un mot du folklore, où la part de la fantaisie et de l’invention nous paraît si grande ?

Pourtant, si nous arrivions à nous affranchir tout à fait du préjugé qu’a enraciné en nous la familiarité avec les littératures classiques, nous devrions prendre plutôt la position inverse. Nous cesserions d’interpréter ces mythes à la lumière des contes et du folklore. Au contraire, ce sont ces contes et ce folklore dont nous chercherions la signification originelle dans les mythes, et particulièrement dans les mythes primitifs.

(My. P., page 184.)

Le folklore de notre société se montre, sur ces points, extrêmement proche de celui des primitifs. Est-il nécessaire d’en apporter ici des preuves ? Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir n’importe quel recueil de contes populaires, français, anglais, allemands, italiens, espagnols, roumains, slaves, grecs, etc., ou simplement de se rappeler les contes de Perrault, tout stylisés qu’ils sont. Le loup du Petit Chaperon rouge est un animal-homme. Sous sa forme de loup, il parle et raisonne comme un être humain ; sous celle de la grand’mère, il se conduit en bête fauve. Le cas du Chat botté est encore plus net. Cet animal-homme est le plus fidèle et le plus avisé des serviteurs. Son esprit d’à-propos et son audace font la fortune de son maître. Tantôt il se présente sous forme humaine, tantôt il apparaît en quadrupède. À la fin, il renonce définitivement à son extérieur de chat. Cependant, sa double nature n’a pas disparu. « Le chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir » : le conte s’achève sur ces mots. Dans Cendrillon, le monde est entièrement fluide. Le pouvoir des fées ne rencontre jamais l’ombre d’une résistance. Sur leur ordre, en moins d’un instant, les transformations les plus incroyables s’accomplissent. Une citrouille est devenue carrosse, des souris se sont métamorphosées en chevaux gris, un gros rat en cocher, six lézards en laquais. Tandis que sonne le dernier coup de minuit, tous ont repris leur forme première.

Ces contes populaires, comme on sait, viennent de loin, et ils ne sont pas près de disparaître[3]. On aurait tort d’en méconnaître la signification profonde, ne fût-ce que comme élément commun à des époques et à des civilisations fort différentes par ailleurs. Croyances religieuses, structure sociale, densité de la population, vie économique, relations avec le dehors, développement des arts et des sciences sous tous ces aspects, et sous bien d’autres encore, l’écart entre nos sociétés et celles que l’on appelle primitives est allé sans cesse en croissant. Cependant, le folklore est demeuré partout semblable dans ses traits essentiels. Les contes populaires de l’Europe nous offrent la même représentation d’un monde fluide que les mythes australiens et papous.

L’explication de ce fait entraînerait loin, hors du cadre de la présente recherche. Mais nous pouvons du moins indiquer, en quelques mots, quelle voie elle aurait sans doute à suivre. Si l’on admet l’étroite parenté de notre folklore avec les mythes et les contes des primitifs (et elle ne paraît pas contestable), c’est donc une même mentalité qui s’exprime en lui et en eux. Elle les a marqués semblablement, de ses caractères essentiels. Par suite, une bonne part de ce qui a été établi plus haut, touchant les mythes de ces tribus si éloignées de nous, vaut aussi pour le folklore (en particulier pour les contes d’animaux) des sociétés occidentales. Dès lors, ce qu’il a de mystérieux, de fantastique, et même d’extravagant, s’éclaire et devient intelligible. Il suffit que nous le rapportions à cette mentalité d’où il a tiré son origine. Nous en reconnaissons en lui les tendances intensément mystiques, et l’indifférence à la contradiction lorsque des participations sont en jeu.

Peu de personnes, chez nous, se montrent insensibles au charme de ces contes. Grands et petits s’y plaisent également. Sans doute, on ne les met pas en balance avec les chefs-d’œuvre des littératures, classiques ou modernes. Mais ce qu’ils apportent, on sent, d’instinct, qu’il serait vain de le chercher ailleurs. Si la forme en reste le plus souvent indifférente, en revanche la saveur qu’on y trouve est unique. D’où vient cette impression, si vive, et si générale ? — Précisément de ce qu’ils nous mettent en contact avec le monde fluide de la mentalité primitive, de ce qu’ils nous introduisent au milieu des êtres extraordinaires qui ne sont possibles que dans ce monde-là.

En fait donc, ce qui aurait besoin d’être expliqué, ce n’est pas que, dans tant de sociétés plus ou moins primitives, on croie, en toute simplicité, à la vérité de la plupart de ces contes, mais, au contraire, pourquoi, dans la nôtre, on a, depuis longtemps, cessé d’y croire.

La raison en est, sans doute, au moins pour une part, dans le caractère rationnel de la civilisation que l’antiquité classique a établie et nous a léguée. De l’expérience tenue pour valable se sont trouvées peu à peu exclues les données incontrôlables et invérifiables, c’est-à-dire celles de l’expérience mystique, par où se révèle l’action des puissances invisibles et surnaturelles. En d’autres termes, le domaine de la réalité tendait, de façon de plus en plus précise, à coïncider avec celui des lois de la nature et de la pensée. Ce qui se trouve au delà de ces frontières sera désormais rejeté comme impossible (l’expérience proprement religieuse mise à part). C’est dire que, pour des esprits qui s’orientaient en ce sens, qui rompaient ainsi avec la mentalité primitive, le monde mythique, et le monde du folklore qui n’en est pas vraiment distinct, devaient cesser de faire partie du réel.

Toutefois, l’histoire montre que cette assiette mentale est loin d’être commune. Elle ne s’est établie que dans quelques sociétés. Elle leur a coûté des siècles d’efforts. Là même, il s’en faut de beaucoup qu’elle soit universelle, ou inébranlable. Qu’est-ce à dire, sinon qu’elle exige une stricte discipline, et que l’esprit humain, s’il obéit à ses tendances originellement dominantes, n’est guère sensible aux impossibilités du monde mythique, et ne songe pas à exclure du réel les données de l’expérience mystique ?

Ainsi, cette exclusion, bien que rationnelle, ou plutôt parce que rationnelle, comporte, même là où elle est habituelle, une contrainte, et, selon l’expression courante, un refoulement. Ces tendances, laissées à elles-mêmes, pousseraient l’esprit dans une tout autre voie. Pour y résister sans faiblir, il lui faut surveiller jusqu’à ses moindres démarches, et se faire constamment une sorte de violence.

Là se trouve la raison profonde du charme qui l’attire vers les contes du folklore, et la séduction de leur langage, Dès que nous y prêtons l’oreille, cette contrainte est suspendue, cette violence fait trêve. En un instant, d’un seul bond, les tendances refoulées regagnent le terrain perdu. Quand nous écoutons ces contes, nous abandonnons voluptueusement l’attitude rationnelle, nous ne sommes plus soumis à ses exigences. Nous n’ignorons pas qu’il faudra la reprendre tout à l’heure, ni même que nous ne la quittons pas pour tout de bon ; si ce devait être sérieux, nous y regarderions à deux fois. Mais tel quel, ce relâchement, tout le temps qu’il dure, nous flatte au plus profond de nous-mêmes. Nous nous sentons redevenir semblables aux hommes qui, jadis (comme aujourd’hui encore en tant de régions), regardaient la partie mystique de leur expérience comme aussi réelle, et même plus vraiment réelle, que la positive. C’est plus qu’une récréation. C’est une détente. La jouissance qu’elle nous procure va bien au delà du simple amusement.

Ainsi s’explique que les contes du folklore traversent à peu près intacts les civilisations et les siècles. Sur nous, en particulier, l’attrait qu’ils exercent est toujours neuf, et il ne court pas risque de s’affaiblir. Comme par un de ces coups de baguette dont leurs fées ne sont pas avares, ils nous replacent, sans transition, dans l’attitude ancestrale. Nous voyons alors revivre devant nous le monde mystérieux et fluide des plus anciens mythes. Si éloignés que nous nous croyions de la mentalité qui les a produits, ce spectacle nous captive et nous retient,

et moi-même,
Si Peau-d’âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.

(My. P., pages 312-315 et 317-319.)
FIN
  1. Kruyt, Het animisme in den indischen Archipel (1906) pp. 2-5.
  2. Bulletin de la Société française de Philosophie, 23e année, p. 26 (1923).
  3. Cf. P. Saintyves, Les Contes de Perrault (1923).