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Novalis (Lichterberger)/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Bloud et Cie (p. 32-78).

CHAPITRE II


L’EXPÉRIENCE DE L’AMOUR ET DE LA MORT

I

Au mois de novembre 1794, Hardenberg, au cours d’une tournée de service faite en compagnie de son instructeur le bailli Just, était passé par hasard au château de Grüningen, à trois quarts d’heure de sa résidence de Tennstedt. Le châtelain, baron de Rockenthien, et sa famille lui avaient offert une très cordiale hospitalité. C’est là que, pour la première fois, il avait aperçu Sophie de Kühn, la fille d’un premier lit de Mme de Rockenthien, une enfant de douze ans et demi à ce moment. Et, tout de suite, il s’était pris pour elle d’une grande passion.

Amour étrange, romantique s’il en fut, où l’illusion à demi consciente entrait pour une part presque aussi grande que la réalité.

Le vieux manoir de Grüningen, où désormais Novalis se montre visiteur toujours plus assidu, apparaît à son imagination de poète comme une sorte d’Éden où il se promène en plein rêve d’amour et de félicité sentimentale. « Un singulier et merveilleux hasard, écrit Novalis à une demie sœur de Sophie, m’a introduit dans un cercle de famille où j’ai trouvé ce que je cherchais, où je trouverai ce que j’osais à peine espérer. Ce que la naissance m’avait refusé, le sort me l’a donné. Ce que je n’ai jamais trouvé au foyer paternel, je le trouve ici rassemblé dans un milieu étranger ». En comparaison de l’austère demeure piétiste où s’était écoulée sa jeunesse, Grüningen lui semble un paradis où règne la paix et la joie. Dans le seigneur du lieu, le baron de Rockenthien, il voit le type du gentilhomme campagnard gai et heureux de vivre, toujours prêt à plaisanter, toujours plein d’entrain au travail comme au plaisir. Sa femme, jeune encore, dans sa beauté épanouie, avec son « visage d’ange », entourée de ses filles dont plusieurs déjà mariées, respire aussi l’allégresse et la cordialité. Il n’est pas jusqu’à l’institutrice française, Mlle Danscour, autrement dit « Ma chère », la confidente de tous les petits secrets de cœur de cette jeunesse, qui ne contribue pour sa part à égayer, en y mettant une note humoristique, ce tableau si riant, — elle qu’en un jour de liesse on avait baptisée, pour ses sympathies révolutionnaires, « Mlle Sans-Jupon ». Et sur ce fond tout radieux de soleil et de gaieté, se détache, comme nimbée d’une clarté de rêve, la douce figure de la fiancée de Novalis avec ses cheveux d’or pâle et ses grands yeux noirs profonds, — un frais bouton d’aubépine, prêt à s’épanouir au soleil de l’amour, une enfant bientôt jeune fille, enjouée et pensive, rieuse et naïve et pourtant méditative, dont la sagesse ingénue résout en se jouant, les mystères éternels du monde. Quelques mois après sa première visite à Grüningen, en mars 1795, Hardenberg se fiance en secret avec Sophie. Ses frères Erasme et Charles, mis dans la confidence de cet amour, deviennent à leur tour les familiers de l’hospitalière maison ; déjà ils rêvent d’y trouver, eux aussi, des compagnes de leur vie. C’est dans tout le petit cercle un débordement de joie et d’enthousiasme.

Or cette vision paradisiaque n’est guère autre chose qu’un beau mirage éclos dans une imagination romantique.

Un historien récent de Novalis, M. Heilborn, qui a pu feuilleter les papiers inédits des archives familiales des Hardenberg et confronter ainsi la réalité avec le rêve, s’est trouvé à même de nous dire, documents en main, ce que fut véritablement l’entourage de la fiancée de Novalis. Et de la vérité à la légende le contraste est flagrant. Les hôtes de Grüningen n’étaient rien moins que des fleurs de distinction. M. de Rockenthien se révèle comme un rustre mal dégrossi et paillard, qui écrivait au frère de son futur gendre des lettres ordurières ornementées de dessins obscènes. Sa femme et ses belles-filles étaient dénuées de toute espèce de culture intellectuelle et cherchaient à se distraire au jour le jour, sans mêler à leurs amusements aucun intérêt supérieur. Sophie enfin, l’exquise petite Sophie, n’était qu’une oie blanche. Peut-être des dons rares et précieux sommeillaient-ils au fond de sa petite âme. Mais cette âme dormait encore d’un profond sommeil. À treize ans, Sophie avait bien le développement intellectuel d’une fillette de sept ans de nos jours. De la vie, elle ne voyait encore que le côté tout extérieur. Et il semble impossible qu’elle ait pu comprendre quoi que ce soit au sentiment exalté et raffiné tout à la fois que lui vouait Novalis. On a publié des fragments de son journal intime. Ils sont d’une puérilité qui ne fait même pas sourire. Voici, par exemple, ce qu’elle notait en janvier 1795, au moment où allaient se nouer ses fiançailles avec Hardenberg. « Du 3 : ce matin j’écrivis à mes tantes. Il n’y eut pas école parce que le comte était enroué… Du 7 : ce matin de bonne heure Hardenberg repartit à cheval et il ne se passa plus rien aujourd’hui. Du 8 : aujourd’hui nous fûmes de nouveau seules et il ne se passa rien. Du 9 : aujourd’hui nous étions encore seules et de nouveau il ne s’est rien passé… » Les billets qu’elle écrit à son fiancé, sont à l’avenant. Tout cela est d’une petite fille qui ne pense pas encore, qui a une orthographe d’une fantaisie divertissante et qui gribouille encore d’une écriture mal formée comme celle d’un bébé… Si cette enfant a attiré Hardenberg, c’est qu’il a aimé en elle non pas tant la personne réelle qu’un symbole : l’image idéalisée d’un amour pur et frais, jeune et virginal, qu’elle incarnait à ses yeux.

Hardenberg n’a-t-il jamais eu l’intuition de l’écart qui séparait son rêve de la réalité ? Quelques indices permettent de soupçonner qu’à certains moments il a été bien près de voir au travers de ce voile d’illusions qu’il avait tissé lui-même et qu’il interposait entre lui et la prose de la vie quotidienne. Sa correspondance avec son frère Erasme, son compagnon d’université à Leipzig et l’un de ses confidents les plus chers, paraît bien indiquer que les intimes du poète ont pressenti quelque chose d’un peu anormal dans la manière dont il s’était brusquement amouraché de Sophie. Erasme ne trouve pas chez son frère cette paisible et joyeuse assurance qui conviendrait à un fiancé dans sa situation. Il note chez lui quelque chose de « tragique », de tendu, de « froidement résolu », qui l’inquiète : il semble qu’il veuille se marier de parti pris, de propos délibéré pour calmer cette inquiétude qu’il porte en lui. Il s’étonne que le « papillon » Fritz se soit décidé si vite à se fixer définitivement. Mais au reste est-il si fixé que cela ? Constatons, dans tous les cas, qu’il a l’esprit assez libre pour flirter avec une certaine Jette Goldacker, au point de faire jaser le public et d’éveiller la jalousie de Sophie. Entre temps, il insère dans son Journal intime, sous le titre de Clarisse, un portrait précis, fouillé, nullement idéalisé de sa fiancée. Et nous le voyons relater fidèlement des traits qui ne pouvaient pas lui être agréables et qui, même, rendaient problématique un mariage entre eux. Comment Hardenberg, pour qui la poésie était l’élément vital en quelque sorte, n’aurait-il pas été péniblement affecté de voir que sa fiancée « faisait peu de cas de la poésie » ! Ailleurs il note : « Sa peur du mariage » — « Son tempérament s’est-il éveillé ? » — « Elle ne veut pas se laisser gêner par mon amour. Mon amour lui est souvent importun. Elle est toujours froide ». Et son grand amour ne l’empêche pas de voir bien des petits détails qui ne paraissent pas lui plaire : « Son insolence envers son père », — « sa tête quand on dit des inconvenances ». — « elle fume le tabac », — « son souci de l’opinion », — « sa passion pour ce qui est convenable ». — En novembre 1795, ce fiancé clairvoyant met son frère Erasme en garde contre les mirages : il lui recommande de ne pas se faire « une idée fixe de Grüningen » et l’assure que malgré sa profonde affection pour ces gens il les voit bien tels qu’ils sont : « le revers malpropre de la médaille » ne lui échappe pas. Au début de 1796, il va jusqu’à se demander si le lien qui l’unit à Sophie est bien solide. La mère de la jeune fille, une de ses sœurs, et « Ma chère », doutent de son amour pour Hardenberg. Et celui-ci est assez impressionné par ce doute pour charger son frère Charles d’observer Sophie et de s’enquérir de ses sentiments à son égard. Il s’acquitte de cette mission « avec un battement de cœur », — et apprend de Sophie, qu’elle demeure fidèle à son fiancé. — Si les choses avaient suivi leur cours normal, on se demande comment tout cela aurait fini. Novalis, qui voyait par instant si clair, ne se serait-il pas aperçu un beau jour qu’il était le jouet d’une illusion et n’aurait-il pas rompu des liens qu’à certaines heures il ne considérait pas encore comme définitifs ?

II

Or, voici que, au moment décisif, la maladie et l’ombre menaçante de la mort, viennent sceller à jamais des fiançailles qui autrement se seraient peut-être dénouées. En novembre 1795, Sophie subit les premières atteintes du mal qui allait l’emporter en peu de temps : une inflammation aiguë du foie avec fièvre et délire, inspire aux siens les plus graves inquiétudes. Et la même année, à partir du mois de mars, commencent à se montrer chez Hardenberg, les premiers symptômes de la tuberculose…

Et alors, insensiblement, la perspective change. Sans doute les deux fiancés ne se croient d’abord ni l’un ni l’autre gravement atteints. Sophie se remet assez rapidement et se sent, au dire de son père adoptif « aussi bien qu’un poisson dans l’eau ». L’on ne s’inquiète pas non plus outre mesure des malaises que ressent Hardenberg. Le 30 décembre 1795 il est nommé assesseur à la direction locale des salines que dirigeait son père, et au début de 1796 il commence son apprentissage dans l’administration des salines saxonnes de Weissenfels, sous la direction des conseillers Heun et Senff. Au printemps de cette même année, ses fiançailles deviennent officielles. Mais peu à peu l’horizon s’assombrit. La maladie de Sophie, après une courte rémission, reparaît, obstinée et tenace. Au mois de juillet, une nouvelle attaque se déclare, plus grave que la précédente. Pendant l’été la jeune fille se rend à Iéna, sur les instances de Novalis, en compagnie de sa sœur, Mme de Mandelsloh, pour y consulter le professeur Starck ; elle subit au cours de l’année plusieurs opérations douloureuses, qui n’amènent aucun résultat décisif. Au mois de décembre elle rentre, toujours malade, à Grüningen. Peu à peu s’installe, chez ceux qui l’entourent, l’appréhension toujours plus angoissante d’un dénouement fatal.

Elle leur apparaît alors sous un jour nouveau. La souffrance, l’approche lente de la mort, affine, spiritualise, mûrit rapidement la pauvre enfant. Il émane d’elle maintenant je ne sais quel charme mystérieux que subissent tous ceux qui l’approchent. Les frères de Hardenberg, Charles et Erasme éprouvent à leur première visite, la magie de Grüningen et rêvent de trouver à l’exemple de Novalis, une compagne parmi les sœurs de Sophie, Le vieux baron de Hardenberg qui avait vu avec une médiocre satisfaction son aîné s’éprendre d’une fille pauvre et de petite noblesse, est séduit dès qu’il voit Sophie à Iéna : il l’invite à venir chez lui et la chérit à l’égal de ses propres enfants. Il n’est pas jusqu’à Goethe lui-même, le Dieu de Weimar, qui ne se soit intéressé à elle, et ne lui ait rendu visite dans sa chambre de malade d’Iéna. Nul doute que cette fillette marquée déjà du sceau de la mort et qui supportait si vaillamment les tortures du mal qui la rongeait, n’ait donné à ce moment l’impression d’une créature sortant de l’ordinaire. Et si des hommes mûrs et rassis n’échappaient pas à cette suggestion, combien, à plus forte raison, le fiancé de Sophie n’a-t-il pas dû se sentir ému jusqu’au plus profond de son être. Dans l’ima¬ gination du poète navré, Sophie se dessine maintenant sous une forme nouvelle. Il ne voit plus en elle l’enfant naïve dont le cœur va s’ouvrir à l’amour. Elle lui apparaît sur son lit de souffrances, comme la vierge douce et bonne qui se détache peu à peu de la terre, comme l’ange de lumière et de pureté qui s’apprête à déployer ses ailes pour regagner sa patrie céleste. Et sa passion, maintenant, se rallume de plus belle. Elle se serait peut-être éteinte s’il s’était trouvé en face de la réalité prosaïque et terre à terre, s’il avait dû devenir le mari d’une petite dinde bien portante et le gendre d’un hobereau égrillard et inculte. Il se complaît au contraire en toute sincérité dans ce rôle d’amant platonique d’une fiancée qu’il dispute à la mort. Il s’attache à cet amour en raison même de son immatérialité. Il chérit d’autant plus tendrement la pauvre petite Sophie, qu’il pressent obscurément le dénouement fatal et imminent d’un amour né peut-être d’un mirage et à qui les réalités de l’existence eussent sans doute été fatales. Il assiste désespéré à sa lente agonie. Elle supporte son mal avec une touchante sérénité, s’oubliant elle-même pour ne songer qu’aux siens, griffonnant de son écriture d’enfant de naïfs billets pour consoler son ami : « C’est à peine si je puis vous écrire une ligne, mon cher Hardenberg, mais faites-moi ce plaisir, ne vous tourmentez pas, je vous en prie de tout cœur. Votre Sophie ». Lorsqu’elle quitte Iéna pour rentrer à Grüningen en décembre 1796, il espère encore contre tout espoir. Peu de temps avant sa mort, il accourt une dernière fois à son chevet. Jusqu’au bout il l’entoure de sa tendresse. Jusqu’au bout, aussi, elle demeure pleine de vaillance, grondant son ami, « parce qu’il avait été contraint de donner un peu d’air à son cœur en pleurant devant elle ». Puis, après quelques jours d’un mieux trompeur, elle avait eu, en sa présence, « sa première crise de l’effroyable alarme ». Le lendemain Novalis s’éloignait, obéissant au désir de sa fiancée, sentant d’ailleurs qu’il était hors d’état de supporter les scènes affreuses qui allaient se dérouler. Quelques jours après, le 19 mars 1797, elle rendait le dernier soupir… L’avant-veille elle était entrée dans sa quinzième année…

Nous sommes à même, maintenant, d’entrevoir le sens profond qu’a eu, pour la vie intérieure de Hardenberg, cet étrange et douloureux roman d’amour.

L’un des traits essentiels de la psychologie de Novalis c’est, nous l’avons vu, cette inquiétude, cette instabilité, cette nostalgie imprécise qui le tourmente déjà à l’époque de ses années d’université. Il aspire ardemment vers un état de paix et d’équilibre, vers un bien qu’il ne connaît pas et qui lui donnera la tranquillité tant cherchée, vers cette « fleur bleue » qu’il a chantée plus tard dans son Ofterdingen, et qui est devenue l’emblème de la nostalgie romantique. Cette inquiétude, il espère d’abord la calmer en embrassant la carrière de soldat, en acceptant les obligations sévères et la discipline stricte du métier militaire. Mais il voit bientôt que c’est là une illusion. À Wittemberg déjà, ses aspirations prennent une autre direction. Il lui semble que c’est dans la vie familiale qu’il trouvera la satisfaction de ses aspirations. Pendant les vacances qui suivent sa sortie de l’université, il vit dans l’attente du grand amour qui fixera son âme instable. Le voluptueux que son tempérament ardent entraîne sans cesse à de nouvelles aventures, le volage étudiant qui ne peut s’empêcher de courtiser toutes les femmes qui passent à sa portée, qui fréquente le demi-monde de Iéna et de Leipzig, qui s’amourache de Julie à Leipzig, qui à Wittemberg se délasse de ses arides études de droit en contant fleurette avec son ami Kommerstedt à deux petites bourgeoises aux tresses blondes, qui à Weissenfels remplit la contrée du bruit de ses aventures galantes, qui à Tennstedt se lie d’amitié sentimentale avec la fille de son hôte et instructeur Just, qui même fiancé se laisse entraîner à flirter avec Jette Goldacker, — « Fritz le papillon » comme l’appelle son frère Erasme, se sent la vocation impérieuse de se marier et de fonder une famille. « Je vis, écrit-il à Schlegel trois mois avant sa première rencontre avec Sophie, des journées de fiançailles, libre et sans attache encore, mais fixé déjà par un libre choix. J’aspire impatiemment à la nuit de noces, au mariage, à une postérité ». Et voici qu’il rencontre Sophie dans le cadre idyllique de Grüningen. Sous l’empire de la suggestion qui le tient, il la reconnaît aussitôt pour cette fiancée d’élection dont il attend la venue. Elle est l’objet vers qui de tout temps l’a entraîné son désir inconscient ; elle est la fleur bleue dont le pressentiment a hanté ses rêveries d’adolescent. Tout son cœur s’élance d’un même élan vers la fillette de treize ans, pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle promet, — et en même temps vers l’idéal où tend sa nostalgie, vers cet idéal qui a pris maintenant une forme individuelle et concrète et qui remplit son âme d’une ardeur plus précise. Il lui semble, dans l’exaltation de son bonheur, qu’il touche au port, que la vie elle-même se dispose à lui révéler son mystère, à l’initier à toutes ses beautés et à toutes ses joies. Un instant le mirage radieux qui le tient menace de se dissiper. Il a l’intuition de l’écart qui sépare sa fiancée réelle et sa fiancée de rêve. L’amant de Sophie de Kühn sent la nostalgie et l’inquiétude renaître en son âme. Mais la souffrance et la mort se chargent bientôt de recouvrir sous un voile de poésie toutes les insuffisances de la réalité. Devant le lit de douleur de Sophie, Novalis ne se demande plus si la pauvre enfant qui se débat sous l’étreinte d’un mal implacable est bien celle qu’il cherche à travers les sentiers de la vie. Ses doutes se sont tus. Son âme toute entière est remplie désormais par une seule pensée, par une seule angoisse : si cette flamme vacillante vient à s’éteindre, si la mort est plus forte, c’est l’écroulement de tout son rêve de bonheur, de toutes ses espérances terrestres. Ce n’est pas seulement un être aimé entre tous qu’il perd : c’est la vie elle-même qui n’a plus de sens pour lui. Il se compare à un joueur désespéré, qui voit, impuissant, se dérouler une partie où se joue ce qu’il a de plus cher au monde, un joueur « dont toutes les chances sont suspendues à ce fait unique, qu’un pétale tombera dans ce monde-ci ou dans l’autre ».

Mais cette nostalgie qui entraîne l’âme vers un idéal mystérieux, qu’est-elle dans son essence, se demande Novalis. Et peu à peu se précise en lui l’intuition que cette aspiration n’est au fond rien d’autre que le sentiment religieux et que son objet dernier est donc par conséquent Dieu. On peut chercher Dieu par l’intelligence, par la réflexion. Lui-même l’a fait lorsque, à la suite de Schlegel, il s’est engagé dans le labyrinthe de la spéculation philosophique. Mais on peut aussi chercher Dieu par le cœur, par l’amour. L’amour humain qui pousse la créature vers la créature, par qui se magnifient en nous les facultés imaginatives, par qui s’éveille une exaltation lyrique de tout notre être, par qui l’univers s’illumine d’une splendeur féérique, cet amour terrestre est le pressentiment du grand amour, de la force mystique qui est l’âme même du monde. « Mon intelligence, écrivait Novalis à Just, s’était petit à petit développée et empiétait peu à peu sur le domaine du cœur. Sophie a rendu au Cœur son trône perdu ». Ainsi l’amour a été la clé qui lui a ouvert l’intuition plus profonde de l’univers. Il pouvait écrire, en ce sens, à Schlegel en lui annonçant ses fiançailles : « Mon étude favorite s’appelle au fond comme ma fiancée : Sophie est le nom de celle-ci, Philosophie est l’âme de ma vie, la clé qui m’ouvre l’accès de mon moi le plus intime. Écrire et me marier, c’est là le but identique où tendent presque tous mes vœux… Je pressens toujours plus clairement en toutes choses, les membres augustes d’un Tout merveilleux où je dois me fondre et qui doit devenir le plein épanouissement de mon moi ». Sophie a été, aux yeux de son fiancé, la médiatrice qui l’a mené à Dieu. Par elle, il a eu la révélation de sa mission terrestre et de sa mission spirituelle. Elle lui a montré le sens de la vie et la voie du bonheur.

L’inquiétude religieuse, inconsciente encore de son objet, avait poussé Novalis vers l’amour. Par l’amour — un amour pour une fillette d’abord, pour une malade ensuite, où l’imagination avait plus de part que les sens, où les réalités positives du mariage n’apparaissaient que dans le lointain de l’avenir, où la rêverie sentimentale pouvait donc se déployer à l’aise, — cette inquiétude religieuse était ensuite devenue consciente d’elle-même. Novalis avait eu peu à peu l’intuition de ce qu’il était au plus profond de lui-même : une âme éprise de Dieu, qui cherchait Dieu par le cœur comme par l’intelligence, par toutes les énergies de son être tout entier. Et ainsi s’était noué peu à peu, chez lui, un lien toujours plus étroit entre l’amour humain et l’amour divin. Il aimait Sophie de toute la ferveur de son sentiment religieux. Son amour pour sa fiancée se confondait en un même élan d’adoration avec le besoin fervent qui le portait vers le principe éternel de l’Être.

C’est là, sans doute, un fait psychique étrange et, si l’on veut, anormal. Anormal par la fusion parfaite qui s’établit chez Novalis entre deux séries de représentations et de sentiments qui restent d’ordinaire distinctes. Anormal aussi la ferveur de l’enthousiasme lyrique qui s’allume dès lors en lui. J’accorde même que l’apparition de la tuberculose chez Novalis, n’est peut-être pas sans avoir favorisé dans une certaine mesure cette exaltation érotico-mystique que l’on observe chez lui. Mais je ne vois pas qu’il faille le tenir ni pour un monomane halluciné, ni pour un dégénéré, dont le mécanisme psychique aurait cessé de fonctionner régulièrement. Par sa sympathie profonde pour toutes les choses humaines, par la joyeuse confiance avec laquelle il s’avance dans la vie, par son aptitude à s’adapter aux nécessités de l’existence, par sa facilité pour le travail scientifique, par sa bonne volonté à se mettre au courant d’un métier, par la conscience professionnelle dont il donne des preuves réitérées, il se différencie très nettement soit des illuminés piétistes, soit des romantiques anti-utilitaires, soit des rêveurs quiétistes. C’est un type humain rare sans doute, mais d’une réelle beauté. Et ses aventures intellectuelles, ses tentatives hardies pour porter la lumière en des régions inexplorées du moi, méritent je crois d’être suivies avec attention et sympathie.

III

La douleur de Novalis, à la mort de sa fiancée, fut immense. Nous en trouvons des témoignages émouvants soit dans ses lettres, soit surtout dans le journal intime qu’il commence le 31e jour après la mort de Sophie, et où il note avec une sincérité ingénue et touchante les phases diverses par lesquelles passe sa « résolution » mystique de rejoindre sa bien-aimée dans la tombe. La tristesse qui se marque dans ces pages célèbres est si profonde, elle s’exprime en des analyses si nuancées et si détaillées, que son excès même a paru peu naturel à certains commentateurs modernes. Les plus indulgents y ont vu une sorte de délire de désincarnation qui se serait abattu sur l’infortuné poète, presque un cas de mélancolie hystérique, ou le jeu un peu malsain d’un romantique qui se complaît dans sa douleur à la façon de Werther ou de certains héros de Jean Paul. D’autres, plus émancipés encore de la « légende » habituelle, tiennent le désespoir de Novalis pour une simple pose, une exaltation factice qu’il aurait provoquée artificiellement, en se montant volontairement l’imagination. Un poète ingénieux et subtil, enfin, a récemment proposé d’expliquer cette emprise de la morte sur le vivant comme un cas de vampirisme ! Imaginez que Novalis ait été une souveraine et magnifique nature de maître, une nature d’imperator dans le royaume de l’esprit, saine et sans tare, sans prédispositions à la phtisie, avec un solide « égoïste vital », avec des dons éminents pour les sciences exactes. Imaginez cet être d’élite rencontrant en Sophie l’Ève incarnée, la Femme presque enfant encore, mais en qui l’on pressent déjà l’épanouissement prochain de tous les caractères typiques de son sexe, une créature infiniment attirante pour un véritable homme, d’autant plus dangereusement séduisante qu’elle était, elle, de tempérament morbide et destinée à mourir jeune d’une maladie organique. Supposez que cette Ève s’empare de Novalis-Adam comme un vampire de sa proie, que Novalis tombe dans un état de « conscience double », qu’il se sente d’une part lui-même et d’autre part un être qui ne peut pas vivre, qui est condamné à mourir jeune, à suivre la morte dans sa tombe. Supposez enfin que cette disposition d’abord simplement psychique envahisse peu à peu la nature physique du « possédé », engendre chez lui un état de dépression, puis la phtisie, que l’amant de Sophie meure enfin de ce vampirisme, et vous aurez l’hypothèse étrange que le poète Schlaf propose pour expliquer le « cas Novalis » !

Je serais tenté d’admettre, pour ma part, que nous pouvons essayer de comprendre l’état d’esprit de Novalis d’une manière plus simple, sans recourir à des spéculations psycho-sphysiologiques hasardeuses, sans faire de lui ni un hystérique, ni un cabotin de lettres, ni un possédé.

Qu’il ait traversé, au moment de la mort de sa fiancée une crise exceptionnellement douloureuse et de nature à le bouleverser jusqu’au plus profond de son être, cela ne fait aucun doute. Sans doute sa grande passion pour Sophie avait été en partie un amour de rêve. Mais ce rêve se rattachait à une réalité, à cette frêle enfant dont il suivait le développement depuis près de trois ans, qu’il avait si longtemps disputée à la mort, et qu’il aimait d’autant plus ardemment qu’il la sentait plus fragile. Elle morte, n’est-il pas naturel que Hardenberg ait cru de bonne foi qu’il était mort à l’amour terrestre. Et une série de circonstances pénibles ou douloureuses venaient encore aggraver son chagrin. Il s’était brouillé définitivement, peu avant la mort de Sophie, avec son oncle de Lucklum, le « Grand Croix » qui lui avait brutalement représenté la sottise qu’il faisait en liant ses destinées à celles d’une jeune fille pauvre et malade. Ses relations avec son père n’était pas des meilleures. Son frère Erasme, qui étudiait à l’école forestière de Zillbach, était atteint de tuberculose ; dès le début de 1797 survenaient des hémorragies mettant sa vie en danger ; il rentrait, mortellement atteint, à la maison paternelle et y mourait après des souffrances terribles, le 14 avril, moins d’un mois après Sophie.

Rien de plus explicable, après ces chocs répétés, que l’état d’ébranlement physique et moral où se trouve Hardenberg lorsque, au lendemain de la mort de sa fiancée, il se rend, à Tennstedt, dans l’intérieur cordial et hospitalier du bailli Just, pour y chercher le calme, l’apaisement et l’équilibre intérieur. Et l’on comprend aussi la mélancolie profonde qui s’empare de lui, lorsqu’il se retrouve « dans ces lieux jadis témoins de sa félicité » et qui le pousse vers Grüningen, vers le sanctuaire de son bonheur passé, vers la « bonne tombe » où dort l’aimée. On comprend les oscillations de sa vie intérieure que note le journal, les instants d’extase et d’enthousiasme où, devant le tombeau de Sophie, il sent les siècles couler comme des instants et perçoit la proximité immédiate de sa fiancée, les moments de sérénité, de courage, de détachement, puis aussi les accès de détresse, d’attendrissement, de tiédeur ou encore ces crises d’angoisse qui surviennent périodiquement et se multiplient au fur et à mesure du développement, chez lui, de la tuberculose.

Mais la mort de Sophie ne signifiait pas seulement pour lui la fin d’un beau rêve, la séparation d’avec un être aimé. Elle avait pour lui un sens plus grave encore. Nous venons de noter l’association intime qui s’était faite chez Novalis entre sa vie sentimentale et sa vie religieuse. La catastrophe qui le frappait dans ses plus chères affections, atteignait ainsi du même coup les bases de son existence spirituelle tout entière. Novalis était pénétré d’une foi idéaliste profonde. Il tenait la foi pour une activité miracuculeuse par laquelle nous pouvons à tout instant faire des miracles pour nous et pour ceux qui ont confiance en nous, pour une faculté d’illusion qui par la pensée agit sur le réel, qui par le mécanisme de la suggestion est douée d’une efficacité biologique. Il croyait, comme le raconte Just, que « ce que l’homme veut, il le peut ». Et il avait conclu de là qu’il suffisait d’un effort de volonté pour que Sophie ne mourût pas. Il donnait le pas à la vie psychique sur la vie physique, à la volonté sur l’expérience. Allait-il, devant le démenti brutal que lui infligeait la réalité, renier son idéalisme ? Il était, d’autre part, entré dans la vie avec une joyeuse confiance, plein de la plus large sympathie pour tout ce qui était humain, prêt à jouir de toutes les beautés de l’univers, heureux de sentir qu’il tendait en même temps vers l’amour, vers le bonheur et vers Dieu. Allait-il, après l’effondrement de son beau rêve, après la disparition de la médiatrice qui l’avait mené à Dieu, sombrer dans le désespoir et le pessimisme ?

Rien n’atteste mieux l’essentielle noblesse de la nature morale de Novalis, que son attitude dans cette crise décisive. Il a vu mourir coup sur coup sa fiancée et son frère, il sent sa vie sourdement minée par les premières atteintes d’un mal qui ne pardonne pas. Jamais il ne se laisse abattre par la détresse ni gagner par le doute. Il souffre, mais sans un instant de révolte. De ce que sa vie est brisée, il ne conclut pas que la vie soit mauvaise. Il continue à la voir bonne et belle. Il regrette que pour lui la vie selon le monde soit finie : mais il n’en prend pas texte pour maudire sa destinée, pour se poser en victime, pour douter de l’ordre universel. Ses plaintes sont imprégnées de résignation. « C’est vrai, écrit-il à Mme Just huit jours après la mort de Sophie, il me faut oublier toute mon existence passée. J’aimais tant cette terre et je me réjouissais des scènes de bonheur qui m’attendaient !… Renoncer à tout cela est, certes, bien dur. Mais ne trouverai-je pas un dédommagement dans l’essor vers la vie invisible, dans un pieux effort pour me rapprocher de Dieu, de ce que l’humanité connaît de plus sublime ? » Et le lendemain il confirme cette résolution dans un billet adressé à son ami Just : « Si j’ai jusqu’à présent vécu dans le présent et dans l’espoir du bonheur terrestre, il me faut, maintenant, vivre tout entier dans l’avenir, dans la foi en Dieu et en l’Eternité. Il me sera très dur de me séparer tout à fait de ce monde que j’étudiais avec tant d’amour, les rechutes amèneront sans aucun doute plus d’un moment pénible. Mais je sais qu’il est en l’homme une force qui, cultivée avec soin, peut s’épanouir en une miraculeuse énergie. » Dans une lettre à Frédéric Schlegel, il constate de même que la mort de Sophie a été « un hasard divin, une clé qui ouvre tout, une étape miraculeusement nécessaire ». Une énergie simple et puissante est née à la conscience en lui. « Mon amour est devenu une flamme qui consume peu à peu toute impureté terrestre ». Dès les premiers instants de son deuil, Hardenberg voit dans cette épreuve un moyen pour l’amener à un degré supérieur de son développement. Il date sa « vie nouvelle », sa « vrai vie », de la mort de Sophie.

Et sa douleur, dès lors, s’empreint de la plus touchante sérénité. Nulle amertume, nulle révolte dans son renoncement au monde. « Le soir s’est fait autour de moi pendant que je regardais se lever l’aurore de ma vie, écrit-il à une amie. Ma douleur est sans bornes comme mon amour. Pendant trois ans Sophie a été ma pensée de chaque heure. Elle seule m’a attaché à la vie, à cette contrée, à mes occupations. Séparé d’elle je suis séparé de tout cela, je ne me possède plus moi-même. Le soir s’est fait, et je crois bien que je m’en irai de bonne heure ; je voudrais bien, alors, avoir beaucoup de calme autour de moi, et beaucoup de visages amis — et je voudrais vivre selon son esprit, avec cette douceur et cette bonté qu’elle avait ». À une autre amie : « Les ténèbres et la solitude se sont faites de bonne heure autour de moi. Aidez donc au solitaire, à l’affligé, à passer les heures qui le séparent encore de lui-même, de la paix éternelle. Vous n’imaginez pas combien je me sens déjà glacé par la mort — mais je suis d’ordinaire paisible, je m’intéresse à tout et suis en état de faire tout mon travail. Encore quelques tâches à terminer — et qu’ensuite la flamme de l’amour et de la douleur s’avive, afin que mon âme débordante d’amour aille rejoindre l’ombre aimée. » Ce revoir impatiemment attendu il le sent tout proche, il l’appelle de tous ses vœux mais sans plaintes ni récriminations. « Mes forces ont plutôt augmenté que diminué… Je suis tout à fait content — la force qui nous élève au-dessus de la mort, je l’ai acquise à nouveau. Tout mon être a pris de l’unité et de la consistance — je sens germer en moi la vie future. Je veux bien jouir de cet été, être très actif, me fortifier dans l’amour et l’enthousiasme. — Je ne veux pas venir vers elle malade — mais dans la pleine conscience de ma liberté, heureux comme l’oiseau migrateur. Je me sens déjà plus apte à jouir — les couleurs ressortent plus vives sur le fond sombre, le matin approche — des songes angoissants me l’annoncent. Avec quelle extase je lui parlerai quand je me réveillerai, quand je me retrouverai dans ma patrie éternelle et familière et que je la retrouverai. Je rêvais de toi : je rêvais que je t’avais aimée sur terre ; sous ta figure terrestre aussi, tu étais pareille à toi-même ; tu mourus ; et alors, après une courte minute d’angoisse, je te suivis. » Il songe à sa fiancée morte avec une joie mystique. Il ne veut pas s’évader de la vie par un acte de désespoir, par un suicide violent. Il ne veut même pas se détourner de l’existence, s’emmurer dans l’austérité d’une retraite ascétique. Non. Idéaliste impénitent, malgré le démenti cruel que vient de lui donner l’expérience, il rêve de se détacher de la terre, uniquement par un effort de sa volonté. Il ne se retire pas du monde, il ne fuit pas les distractions, il n’évite pas ses amis, il se prête à la société. Comme ces « hommes hauts », dont Jean Paul a décrit le type dans la Loge invisible ou dans Hespérus, qui, conscients de l’irréductible antinomie entre le réel et l’idéal, aspirent à la mort et ont les yeux fixés par delà les nuages, — comme ces mystiques dont parlait Hippel, qui pratiquent systématiquement la « désincarnation » et tendent à affranchir l’âme « désorganisée » de l’organe corporel, à l’introduire dans un univers purement spirituel, à la mettre en communication avec les Esprits, Novalis veut devenir de plus en plus étranger à la terre. Il veut concentrer toutes ses pensées sur sa fiancée morte. L’engagement qui les liait n’était pas pour cette vie. Il sera donc pour l’autre vie. Ainsi à force de songer à celle qui n’est plus, il finira peu à peu par mourir, simplement parce qu’il l’aura voulu. Et sa mort ne sera ni une fuite ni une désertion, mais un sacrifice conscient, un acte éclatant de fidélité par delà le tombeau, le témoignage de ses convictions les plus hautes.

IV

La grande expérience de sa vie sentimentale et religieuse n’a pas seulement inspiré à Hardenberg d’admirables confessions dans ses lettres ou dans son journal. Elle lui a fourni aussi la matière de ses chants lyriques les plus beaux. Les Hymnes à la nuit où il a cherché à revêtir de la forme poétique les impressions que laissait en lui la mort de sa fiancée sont un des plus admirables poèmes mystiques que nous possédions.

Pour exprimer cette union parfaite de l’âme avec Dieu, cette absorption du moi au sein de l’Être un et absolu où tend le mystique, force est, pour le philosophe comme pour le poète, de recourir à des images. L’expérience mystique, la « vision de Dieu », est quelque chose d’ineffable, d’incommunicable. Tout ce que les pieux visionnaires peuvent tenter, c’est de suggérer à l’aide de symboles une réalité que la parole humaine est impuissante à dire. Or le trope dont ils ont de tout temps le plus fréquemment usé pour décrire le degré le plus élevé de la vie en Dieu, c’est, comme chacun sait, celui des fiançailles ou du mariage. De très bonne heure le Cantique des Cantiques a été interprété allégoriquement comme l’union de l’âme ou de la communauté des fidèles avec son fiancé, le Dieu-Messie. Et toute la littérature chrétienne, depuis Saint-Bernard, jusqu’à Mathilde de Magdebourg, ou Angelus Silesius a dès lors célébré le mariage de Dieu et de l’âme, les fiançailles de l’âme et du Christ. La vie en Dieu est ainsi considérée comme une vie d’amour. — Une autre métaphore dont la poésie mystique use aussi volontiers est celle de la mort. Pour le soufisme oriental l’âme rivée au corps, captive dans l’existence terrestre, se dépouille de ses impuretés par l’ascétisme, par le sacrifice volontaire de l’élément corporel ; elle vient se consumer dans la flamme divine comme le papillon dans le flambeau qui brûle. Dans le mythe grec, de même, Psyché ou l’âme, sous la forme d’une jeune fille ou d’un papillon est saisie par Éros et consumée dans la flamme de sa torche.— Ou bien encore pour Plotin, pour Denys de l’Aréopage et pour les mystiques du moyen âge, Dieu est conçu comme l’Unité pure au sein de laquelle il n’y a place pour aucune distinction, comme l’Être supérieur à toute détermination, dont on ne peut dire « il est ceci ou cela » — donc comme une sorte de Non-être, de Néant, de gouffre mystique où, par la négation du monde sensible et de la pensée propre, par l’ascétisme et l’abstraction intellectuelle, l’âme vient s’abîmer et la personnalité s’anéantir en Dieu. C’est ainsi que maître Eckart, par exemple, célèbre la « triple mort de l’âme » qui, morte à tout désir, morte à elle-même, morte à Dieu même, car elle cesse de se sentir distincte de son Dieu, vient s’immerger dans l’Océan sans fond de la Divinité et, morte ainsi de sa dernière mort, s’aperçoit enfin qu’elle est elle-même ce qu’elle avait si longtemps cherché en vain, découvre en elle le royaume de Dieu, trouve qu’elle et la Divinité sont une Félicité et un Royaume. Si la vie divine est ainsi d’une part l’Amour, elle est d’autre part aussi la Mort, la négation de toute vie sensible, de toute existence individuelle. — Et cette même idée s’exprime aussi parfois par une autre image. L’abîme de la Divinité est symbolisé par un gouffre ténébreux où s’engloutit et disparaît tout le monde visible des créatures. C’est ainsi que maître Eckart compare la Divinité à un désert silencieux où rien ne murmure ni n’apparaît, où l’Être absolu, éternellement enseveli dans les ténèbres de son néant divin dort d’un grand sommeil sans rêves et sans réveil. Le royaume de Dieu peut-être conçu comme le royaume de la Nuit.

Ce qui donne, je crois, à la poésie de Novalis son accent si personnel et si émouvant, c’est que les grands thèmes de la mystique chrétienne ou orientale ne sont pas pour lui de simples allégories, mais des réalités vivantes et vécues. Religieux par hérédité et par éducation, issu d’une race pieuse et d’un père converti au piétisme, élevé lui-même pendant quelque temps dans une colonie morave, il sent de bonne heure en lui l’inquiétude religieuse, le besoin profond de trouver Dieu, hors de lui dans la nature et surtout en lui dans le tréfonds de l’âme. Ce besoin religieux devient conscient en même temps que se développe en lui la vie d’amour. Nous avons vu comment son amour pour Sophie prend aussitôt une nuance religieuse, comment sa vocation familiale se confond avec l’aspiration vers la vie sainte. Et voici que la mort de sa fiancée lui apprend que la vie sainte, la vie d’amour sous sa forme la plus haute ne se réalise pas sur cette terre, dans le royaume du jour, qu’il faut mourir à l’existence terrestre, mourir à soi-même pour connaître les félicités de l’existence supérieure. Les tropes traditionnels au moyen desquels les mystiques ont de tout temps cherché à dire l’extase suprême de l’âme au sein de la Divinité, — l’Amour, la Mort, la Nuit, — ont pris désormais pour Novalis un sens profond. Entre ses lèvres, ils ne sont pas une traduction approximative et conventionnelle de vérités abstraites que pressent l’intelligence ; ils jaillissent comme l’expression nécessaire et immédiate de ses expériences les plus intimes, de cette révélation douloureuse de l’Amour et de la Mort qui vient de lui donner la clé du mystère dernier de l’existence.

Imprégné de mysticisme piétiste par son éducation première et par la lecture de Zinzendorf, se rattachant, par l’intermédiaire du piétisme, à la grande tradition mystique de l’Allemagne qui, née dans les ermitages et les couvents du moyen âge, s’épanouit chez un Eckart, un Suso ou un Tauler, chez les Amis de Dieu ou dans la Théologie allemande, pour se continuer chez Luther ou chez Jacob Bœhme, — initié par la lecture de Plotin au mysticisme néo-platonicien, familier avec le panthéisme de Spinoza et avec l’idéalisme de Fichte dont il perçoit les affinités profondes avec le mysticisme chrétien, — Novalis a trouvé dans les Hymnes à la Nuit, des accents vraiment originaux et profonds, pour dire ses intuitions religieuses, pour chanter l’aspiration nostalgique qui l’entraîne loin du monde terrestre et des réalités visibles, vers ce monde spirituel invisible et mystérieux où l’a précédé sa bien-aimée et où il tend, de toutes les forces de son âme, à la retrouver. Il a été ainsi, comme l’écrivait son ami Schlegel, « peut-être le premier homme de son époque qui ait su sentir la mort en artiste ».

Les Hymnes à la Nuit s’ouvrent par un prologue cosmogonique d’une incomparable grandeur. Aux splendeurs tout extérieures du royaume du Jour, Novalis oppose en une invocation lyrique aux résonnances étranges et troublantes, les mystères ineffables et solennels de la Nuit.

Le poète n’a point de haine ni de dédain pour le monde des apparences, pour l’univers tel qu’il se manifeste à notre vue terrestre et à notre petite raison. Il n’a garde de jeter l’anathème sur cet univers soumis à la loi du temps et de la multiplicité, où l’esprit apparaît comme radicalement distinct de la matière, où le monde intérieur de l’âme s’oppose au monde extérieur de la nature, où les âmes elles-mêmes sont séparées les unes des autres par l’inexorable barrière de l’individuation, où la créature finie est vouée à la mort. Il aime cet Empire du Soleil, radieux et plein de merveilles où règne « la Lumière, joie du monde, avec ses rayons et ses ondes, et ses mille couleurs, et sa douce omniprésence pendant le jour ». Il aime cette Lumière, source immortelle de vie, « que respire l’univers immense des astres infatigables baignés dans son azur, que respire la Pierre étincelante et la Plante immobile, et l’Animal aux formes variées, toujours en mouvement ; — que respirent les nuages diaprés et l’atmosphère, et surtout l’Étranger magnifique, aux yeux pensifs, à la démarche balancée, à la bouche sonore ».

Mais voici qu’au jour succède la nuit. « Au loin repose le monde comme enseveli dans les profondeurs de la tombe. Combien désolée et solitaire est sa demeure ! Une profonde mélancolie fait frissonner les fibres de l’âme. Les souvenirs lointains, les aspirations de la jeunesse, les rêves de l’enfance, les joies fugitives et les vains espoirs de toute cette longue vie, je les vois monter vêtus de gris, tels les brouillards du soir après le coucher du soleil. Au loin repose le monde et la splendeur de ses fêtes. En d’autres régions la lumière a planté sa tente radieuse. Hélas, reviendra-t-elle jamais vers ses enfants fidèles, et ses jardins, vers sa somptueuse demeure ! »

Et voici que le poète, se détournant de la lumière et de ses pompes, plonge son regard dans le gouffre béant de « la nuit sainte, ineffable, mystérieuse ». Lue mystique ivresse, soudain, lui monte au cœur.

« As-tu donc, ô sombre Nuit, toi aussi un cœur d’homme… Tu n’es redoutable qu’en apparence.— Un baume précieux tombe goutte à goutte de la gerbe de pavots que porte ta main. En une douce ivresse tu déploies les ailes alourdies de l’aine, et tu nous donnes des voluptés obscures et ineffables, mystérieuses comme toi — des voluptés qui sont un pressentiment du ciel. Combien pauvre et enfantine me semble à présent la lumière et son univers diapré. Combien désiré et béni le départ du Jour. Ainsi donc — c’est parce que la Nuit détournait de toi tes serviteurs que tu semas à travers l’immensité de l’espace les astres étincelants afin de proclamer ta toute puissance et ton retour, au temps de ton absence. Plus célestes que les étoiles qui scintillent dans l’immensité du ciel nous paraissent ces yeux infinis que la Nuit ouvre en nous : ils voient plus loin que les plus pâles d’entre ces astres innombrables ; sans qu’il soit besoin de lumière, ils pénètrent dans les profondeurs d’un cœur aimant… »

Si le royaume du Soleil est l’univers des phénomènes, le royaume de la Nuit est la vision mystique de l’Unité absolue. La Nuit est éternelle, intemporelle, tandis que le Jour est soumis au temps, limité. Elle est le Néant divin, l’insondable abîme d’où est sorti le monde des créatures et où il retournera. Car de même que le Jour a commencé, il finira. L’instant viendra où saisi de cette « divine langueur » que connaissent aujourd’hui déjà quelques âmes d’élite dont les regards ont pénétré le saint mystère de la Nuit, le Jour expirera, englouti dans les ténèbres éternelles. Le Soleil s’éteindra et son règne dont la loi est le devenir, la douloureuse alternance de la vie et de la mort, sera terminé. Le Temps s’arrêtera et ce sera le triomphe définitif de la Nuit, le règne de l’Éternité. — Cet Empire mystique de la Nuit c’est aussi le royaume de l’Amour. L’Amour, proclame Novalis, est le Soleil de la Nuit ; il est dans le royaume de félicité le centre autour duquel tout gravite, comme le Soleil dans le royaume du Jour. Celui qui s’enfonce dans ses mystiques ténèbres connaît l’ineffable volupté d’une nuit d’amour sans fin, goûte la vie bienheureuse. — Enfin le royaume de la Nuit est l’Empire de la poésie. Dans le monde des phénomènes règne la dure nécessité, la destinée inexorable, la Science abstraite et rigoureuse. Dans le royaume de la Nuit, l’antique Fatum est détrôné. Dans le Conte qui termine le roman d’Ofterdingen et qui retrace, au dénouement, l’avènement de l’Empire de la Nuit et l’anéantissement du royaume du Soleil, c’est la Fable qui, à l’instant où commence le règne de l’Eternité, prend la place des Parques ; c’est la poésie qui remplace la Fatalité. La vie bienheureuse n’est pas seulement le règne de la Sagesse. Elle est aussi le triomphe de la Beauté, elle se déroule librement, tel un poème harmonieux ou un rêve divin.

Et c’est dans le royaume de la Nuit, au sein de l’Unité où s’abolit toute multiplicité, où s’évanouit le mirage de l’individuation, que le poète retrouvera la fiancée qui l’a quitté. Là s’accomplira le msytère divin du contact spirituel entre les amants que la mort a séparés. « Tu descends vers moi, ô ma bienaimée, conclut le poète à la fin du premier hymne ; la Nuit est là, mon âme est en extase ; la journée de notre vie terrestre est accomplie et tu es mienne de nouveau. Mes yeux plongent dans les ténèbres de tes yeux profonds ; je n’y vois rien qu’amour et félicité. Nous nous affaissons sur l’autel de la Nuit, sur la molle couche de volupté. Et allumée par les ardeurs de la chaude étreinte, s’élève la pure et sainte flamme du doux holocauste qui se consume ».

L’homme peut-il donc pénétrer dès cette vie dans ce royaume mystérieux ? Lui est-il donné de sortir de lui-même, de s’échapper de son individualité, d’entrer en communication spirituelle directe avec d’autres hommes, avec des Esprits ? Novalis le croit. Chacun de nous, il en est convaincu, peut s’évader momentanément de l’existence ordinaire. Et cela non point du tout en vertu d’un miracle extérieur, par une révélation ou par une vision surnaturelle, mais par une extase purement spirituelle. « C’est seulement en vertu d’un préjugé dénué de tout fondement, dit Novalis dans un de ses fragments, que l’on dénie à l’homme le pouvoir de sortir de lui-même, d’être en pleine conscience au delà des sens. L’homme est en état, à tout instant, d’être une essence supra sensible. Sans cette faculté il ne serait pas un citoyen de l’univers, mais un animal ». Il est, continue Novalis, malaisé de saisir par la réflexion ces états psychiques, de prendre conscience de leur contenu. Mais sitôt que nous y parvenons, ils s’imposent à nous avec une force irrésistible et nous sentons grandir en nous la foi en des révélations authentiques et directes de l’Esprit : « Ce n’est ni un voir, ni un entendre, ni un sentir, — c’est un composé de ces trois choses à la fois — quelque chose de plus que les trois réunis — une impression de certitude immédiate, une intuition de notre vie la plus vraie et la plus intime, — les pensées prennent la valeur d’impératifs, les désirs se muent en réalités. »

C’est par l’extase que, après la mort de Sophie, Novalis cherche à se rapprocher de celle qui n’est plus. Son journal nous montre comment, par la concentration volontaire de sa pensée sur sa fiancée, par d’incessants pèlerinages à Grüningen, par la contemplation des objets familiers de la morte qu’il s’était fait donner par la famille, par des stations prolongées dans la chambre mortuaire ou devant la tombe de sa bien-aimée, par la lecture de ses lettres, par des entretiens répétés avec ceux qui l’avaient entourée, avec sa gouvernante Mlle Danscours ou avec sa sœur, Mme de Mandelsloh, il s’efforce d’entretenir en lui le sentiment de la présence toute proche de celle qui l’a quitté, de provoquer des demi-hallucinations où il la voit près de lui dans les costumes qu’elle avait coutume de porter et avec ses attitudes caractéristiques, de faire naître en lui ces « moments de joie délirante », où il sent disparaître la barrière qui le sépare de la morte. Parfois il s’élève ainsi jusqu’à des extases complètes dont il note soigneusement les symptômes et les péripéties. C’est ainsi que, à la date du 13 mai 1797, le 56e jour après la mort de Sophie, nous lisons dans son journal : « Après le repas je fis une promenade, — puis je pris le café — le temps se troubla, d’abord de l’orage, puis des nuages et de l’ouragan — surexcitation érotique — je me mis à lire dans Shakespeare et m’absorbai profondément dans cette lecture. Le soir j’allai chez Sophie. Là je fus indiciblement heureux… Des éclairs d’enthousiasme. Je fis voler en poussière la tombe à mes pieds. Des siècles passaient comme des instants. Je sentais sa présence toute proche, il me semblait qu’elle dût apparaître d’un moment à l’autre ».

Cette extase dont il se borne, dans son journal à noter en quelques traits les prodromes et les phases caractéristiques, il en donne une transcription d’un lyrisme admirable dans son troisième Hymne à la nuit. Tandis que, tel un fantôme de la détresse, l’âme pleine d’angoisse et le cœur vide d’espérance, « solitaire comme jamais il n’y eut de solitaire », il contemplait le tertre où reposait sa bien-aimée et évoquait le souvenir de son bonheur évanoui, soudain il s’est senti, en un frisson divin, « affranchi des liens de la naissance, des chaînes de la lumière » ; il a vu le tertre funéraire s’évanouir en un nuage de poussière, et du sein de ce nuage surgir radieuse et transfigurée l’image de sa fiancée ; la notion du temps s’abolit en lui, « des millénaires s’écoulent dans le lointain comme des orages » ; il goûte les extases infinies de l’amour éternel… Et quand la vision s’est dissipée, la nostalgie de la Nuit entrevue subsiste en lui, « la céleste langueur » ne le quitte plus désormais. Celui qui a goûté à la source cristalline jaillie du sein obscur du tombeau, celui qui a gravi jusqu’au sommet la Montagne de la Vie et a jeté un coup d’œil sur l’autre versant, sur la Terre nouvelle, celui-là ne se mêle plus aux vaines agitations du monde, il se construit une hutte paisible, tout au sommet de la montagne, et il attend et regarde, jusqu’à ce que vienne l’heure bénie qui l’abîmera au sein de la source de vie.

L’extase, en révélant au poète les splendeurs du royaume de la Nuit l’a détaché à jamais du Jour et de ses mirages. La Vie n’a point de magnificences qui puissent prévaloir sur les délices de la Mort. De même que, pour l’idéaliste fichtéen, le moi absolu est le principe du non-moi qui sans lui n’arriverait pas à l’existence, ainsi pour Novalis la Nuit éternelle « porte naturellement en ses bras » le royaume du Jour qui sans elle s’évanouirait en une vaine poussière à travers l’espace infini. Et c’est la Nuit aussi qui a envoyé l’Homme dans le royaume du Jour, — l’Homme par qui l’Univers deviendra conscient de ce qu’il est en son essence. « En vérité, s’écrie le poète, je fus, ô Lumière, avant que tu ne fusses. Moi et ma race, notre mère nous a envoyés vers toi pour habiter ton univers, pour le sanctifier par l’amour, pour donner un sens humain à tes créations ». Et, sans doute, toutes ces pensées divines ne se sont pas encore épanouies ; sans doute l’homme n’a pas encore transformé l’univers à son image. Mais le poète sait à présent qu’un jour luira le dernier matin, que le Soleil, un jour, saisi de nostalgie comme l’âme humaine elle-même, s’éteindra et mourra. Et en attendant l’instant de la suprême libération, le poète, « fidèle à la Nuit et à sa fille la divine puissance de l’Amour », sent déjà sourdre en lui le flot régénérateur de la Mort et patiente, plein de vaillance, parmi les orages de la vie.

Cette rédemption qu’attend Novalis, n’est pas, dans son idée, une simple rêverie métaphysique, mais bien la rédemption promise par le Christ. Le « royaume de la Nuit », le « règne de l’Éternité » où il aspire, ne sont autre chose que le royaume de Dieu, la vie en Dieu qu’enseigne le christianisme.

Jadis, expose le cinquième Hymne, l’Humanité, au temps de sa radieuse jeunesse, ne connaissait pas autre chose que ce monde des apparences et elle avait su en faire un véritable paradis. « Infinie était la Terre, séjour et patrie des Dieux, féconde en trésors et en splendides merveilles. De toute éternité se dressait son mystérieux édifice. Par delà les montagnes azurées du Levant, dans les très saintes profondeurs de l’Océan, habitait le Soleil, la lumière vivante et vivifiante ; un vieux géant portait le monde bienheureux ; captifs, ensevelis sous des montagnes gisaient les premiers fils de la Terre nourricière — impuissants dans leur rage de destruction, dans leur vaine fureur, contre la nouvelle et splendide race des Dieux et contre les Hommes joyeux et amis des Dieux ; les profondeurs sombres et azurées de la mer étaient le sein d’une déesse ; des troupes célestes habitaient, en une voluptueuse félicité, au fond des grottes de cristal ; — les fleuves et les arbres, les fleurs et les bêtes étaient pareils à l’homme ; le vin semblait plus doux, puisqu’un dieu dans la fleur de la jeunesse l’avait donné aux mortels ; les lourdes gerbes du blé d’or étaient un présent divin, les ivresses de l’amour le culte sacré de la céleste Beauté. Et ainsi la vie était une fête éternelle pour l’Homme et les Dieux… » Sous le beau ciel pur de l’Hellade s’épanouit comme une radieuse fleur de beauté le culte de la Lumière et de la Vie. — Seule la pensée de la Mort, implacable et invincible, vient troubler parfois la félicité de cette race élue. En vain s’efforcet-on de parer de beauté cette vision importune et de représenter la Mort sous les traits d’un pâle adolescent tenant à la main un flambeau éteint. L’énigme de la mort, de la Nuit éternelle demeure indéchiffrée ; elle reste à l’horizon de la pensée humaine « comme le signe solennel d’une puissance lointaine ».

Le monde antique, cependant, touche à sa fin. Le paradis de l’enfance du genre humain se flétrit. Un froid vent du Nord souffle à travers l’univers désenchanté. Les Olympiens, impuissants à expliquer le mystère de la mort, disparaissent de la scène du monde. Et voici que, du sein d’un peuple méprisé de toutes les nations, dans la pauvreté d’une humble cabane, surgit le Monde nouveau, le Sauveur, qui apporte aux hommes la religion de la Nuit et de la Mort et vient calmer leurs angoisses. Il rachète l’humanité pécheresse, en vidant « la coupe sombre d’indicible souffrance ». Il triomphe de la mort : « Dans la mort seulement fut révélée la Vie éternelle. Tu es la Mort et tu nous apportes le salut ». Désormais le Christ victorieux règne sur le monde. « Ressuscité à une vie nouvelle et divine, le Christ monta sur le trône de l’univers rajeuni et régénéré. Il ensevelit le vieil Univers mort avec lui dans le sépulcre qu’il quittait ; et sur la tombe il scella, de sa main toute puissante, la dalle que nulle force ne soulèvera plus ».

Par son immolation volontaire, le Christ a révélé à tous le caractère illusoire de la vie terrestre, le mirage du royaume du jour ; il a ôté à la mort son aiguillon en nous initiant aux splendeurs de la Nuit et de l’Eternité. Et l’homme, à sa suite, se sent attiré par une invincible nostalgie vers ce séjour de paix, où l’attendent les êtres aimés qui sont partis avant lui. Son cœur est rassasié et le monde est vide. Pourquoi tarderait-il davantage ? Et parmi le crépuscule du soir qui tombe, la théorie des affligés s’achemine vers la maison paternelle et s’abîme dans la vie divine : « Un rêve brise nos liens, et nous dépose doucement dans le sein de notre Père ».

Par cette ardente nostalgie vers un monde de l’être derrière le monde des phénomènes, vers l’unité derrière la multiplicité, vers l’absolu derrière le relatif, vers les réalités suprêmes derrière le miroir décevant des illusions, vers la bienheureuse inconscience de la vie en Dieu après les douloureuses agitations de l’existence terrestre, vers les extases de l’amour et de la mort après les vaines spéculations de la volonté égoïste et de l’intelligence calculatrice, Novalis se révèle aussitôt comme un mystique chrétien. Il est bien, en effet, l’héritier authentique de cette longue lignée de mystiques qui ont rêvé l’union de l’âme avec Dieu, la vision béatifique de Dieu et qui se sont représentés cette union soit comme l’élan passionné de l’âme vers son fiancé éternel, soit comme la mort de l’âme au sein de la Divinité, de l’Essence une et absolue. Et, d’autre part, l’inspiration mystique des Hymnes à la nuit se retrouve à la même époque que lui ou après lui chez une longue série de penseurs ou de poètes qui ont connu la même nostalgie.

Elle apparaît chez Fichte, par exemple qui, dans son Enseignement de la Vie bienheureuse, présente la religion comme le couronnement du Système de la science, montre que son essence même est l’abolition de la distinction entre l’Être et le Savoir, entre l’Absolu et la Conscience de soi, entre le Divin et l’Humain, l’absorption de la Conscience de soi dans l’Unité éternelle et immuable, et fait voir dans l’Amour le foyer central de la vie humaine, le principe par lequel l’homme peut s’élever à la béatitude. « L’amour est supérieur à la raison et il est lui même la source de la raison et la racine de toute réalité et le seul créateur de la vie et du temps ».

Elle apparaît chez Schopenhauer qui a su exprimer avec tant de profondeur, l’aspiration du sage à l’anéantissement du vouloir vivre égoïste et malfaisant, son effort pour percer à jour le voile trompeur de Maïa, pour s’évader du monde illusoire des apparences sensibles, pour dissiper le mirage décevant de l’individuation par qui la volonté, une dans son essence, apparaît fractionnée en innombrables individus, — qui a décrit en une page célèbre l’élan vers le nirvâna des grands ascètes parvenus à la négation complète de la volonté, à l’illumination, à l’extase : « Ils n’attendent plus qu’une chose, c’est de voir la dernière trace de cette volonté s’anéantir avec le corps même qu’elle anime. Alors, au lieu de l’impulsion et de l’évolution sans fin, au lieu du passage du désir à la crainte, de la joie à la douleur, au lieu de l’espérance jamais assouvie, jamais éteinte, qui transforme la vie de l’homme tant que la volonté l’anime, en un véritable songe, nous apercevons cette paix plus précieuse que tous les biens de la raison, cet océan de quiétude, ce repos profond de l’Âme, cette sérénité inébranlable, dont Raphaël et le Corrège ne nous ont montré dans leurs figures que le reflet ; c’est vraiment la bonne nouvelle, dévoilée de la manière la plus complète, la plus certaine ».

Elle apparaît, surtout, avec une douloureuse intensité, elle se déploie avec un lyrisme incomparable chez Richard Wagner. L’auteur de Tristan a trouvé des accents d’une intensité inouïe pour dire comment « l’élu qui, le cœur plein d’amour a contemplé la Nuit de la Mort et reçu la confidence de son profond mystère » tend de toutes les forces de son être vers ce monde de l’inconscient où s’évanouit tout ce qui, pour l’homme naturel constitue la vie : l’univers visible, le temps et l’espace, la distinction du sujet et de l’objet, — vers ce monde qui est le pur néant pour tous ceux qu’anime encore le vouloir vivre, mais qui pour une âme affranchie, consciente de l’unité de tout ce qui existe, est au contraire la suprême réalité. Et qui n’a présent à l’esprit, surtout, l’hymne de paix qui s’épanouit au dénouement de cette œuvre douloureuse, le merveilleux chant d’amour et de mort, où Wagner a dit avec une ferveur toute religieuse, l’extase d’Iseut, le suprême triomphe de l’âme émancipée enfin du joug de la passion, morte au désir, et qui plane, souverainement libre, au-dessus des misères de la terre et des angoisses humaines.

Le lyrisme des Hymnes à la nuit a d’ailleurs une tonalité très particulière et qui n’appartient qu’à lui. On n’y trouve ni l’âpreté pessimiste de Schopenhauer, ni le frémissement de passion déchaînée que l’on perçoit chez Wagner. Novalis ne jette point l’anathème sur le Vouloir-vivre ; il ne maudit pas l’illusion qui nous enserre de toute part ; il n’a point de révolte contre la souffrance. Il y a chez lui un optimisme ingénu, confiant, qui persiste devant le deuil, devant la maladie, devant la mort même. Au lendemain de la mort de sa fiancée, il voit dans cette épreuve un évènement providentiel, une étape nécessaire de sa vie spirituelle. Il écrit à une amie, a que l’idée de Dieu lui devient toujours plus chère ». La maladie et la souffrance lui apparaissent comme les titres de noblesse de l’humanité, comme un moyen de perfectionnement intellectuel et religieux. « La maladie, écrira-t-il dans ses fragments, doit être comptée parmi les plaisirs de l’homme comme aussi la mort ». Car la mort loin d’être une brutale destruction, est à ses yeux le principe qui « romantise » la vie. C’est par elle que l’être fini se dépasse lui-même et tend vers des modes d’existence toujours plus élevés. Que signifie au juste, chez Novalis, cet optimisme que rien n’abat, cette disposition qui lui permet d’accueillir sans horreur la souffrance et la mort ? Cette sérénité dans l’acceptation de la douleur, est-elle simplement un effet de la résignation chrétienne ? Ou s’y mêle-t-il je ne sais quelle perversion un peu morbide de l’instinct vital qui cesserait, chez lui, de s’insurger contre tout ce qui menace la durée de l’organisme et trouverait même un élément de volupté dans ce qui révolte d’ordinaire la sensibilité humaine ? Je ne me charge pas de le décider. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, cette sérénité qui dit « oui » à la vie, à ses douleurs et à ses illusions, est un trait essentiel du lyrisme de Novalis. Il n’y a en lui ni misanthropie, ni désespoir, ni révolte, ni défiance à l’égard de la destinée. Il va à travers l’existence comme à travers une féérie brillante, reconnaissant de tout ce qu’elle lui apporte de beauté et de joie, conscient d’ailleurs que cette fantasmagorie se dissipe peu à peu, plein du pressentiment radieux des réalités supérieures qu’il devine derrière le voile d’illusions où elles s’enveloppent. Et il s’achemine sans hâte vers le terme obscur de son pèlerinage, sachant qu’il rêve et que le réveil est proche…