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Novalis (Lichterberger)/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Bloud et Cie (p. 79-92).

CHAPITRE III


LE RETOUR À LA VIE

I

La volonté de notre mystique n’avait pas été assez forte pour retenir sur la terre sa fiancée. Elle se montra tout aussi impuissante à le détacher, lui, de la vie. Peut-être sa « résolution » de mourir eut-elle pour effet de hâter l’évolution de la tuberculose qui le minait sourdement ; on peut en tout cas le supposer sans aucune invraisemblance. Mais son efficacité immédiate fut médiocre : elle ne put mener Novalis directement à la mort ainsi qu’il l’avait décidé. Et qui pourrait s’en étonner ! Que sa douleur ait été spontanée et profonde rien de plus certain. Mais était-elle de nature à l’atteindre mortellement ? Dès que l’on envisage le cas de Novalis sans exaltation romantique on ne peut se dissimuler que la perte de Sophie n’était pas — ne pouvait pas être pour lui — un de ces malheurs accablants qui brisent à tout jamais une vie humaine. Dans sa tristesse, si sincère qu’elle fût, l’imagination avait presque autant de part que la réalité. Ce qu’il avait perdu ce n’était pas la compagne de sa vie, c’était une fiancée de rêve, une enfant que sa fantaisie se plaisait à parer de toutes les vertus. On ne meurt pas d’une telle douleur.

Novalis en fit l’expérience. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il y avait en lui deux moi qui s’accordaient assez mal l’un avec l’autre. L’un, le moi conscient, avait décidé de mourir. Mais l’autre, le Soi, ce sage inconscient dont parle Nietzsche, qui commande à notre corps, qui est notre corps — se souciait peu d’obéir aux injonctions du moi conscient : il prétendait se consoler et jouir de l’existence.

Hardenberg a conté dans son Journal avec cette bonne foi candide qui est sa grande séduction, ce conflit entre ses deux moi. Tantôt il note, non sans satisfaction, les victoires de sa volonté réfléchie. Il s’est senti « ferme et viril », maître de lui, l’intelligence claire, l’âme sereine. Il a pu s’absorber dans le souvenir de sa chère morte, maintenir présente à son esprit sa « résolution » mystique. Il a trouvé une mélancolique douceur à contempler les cadeaux que Sophie a reçus à son dernier anniversaire de naissance, une tasse, une bourse, un flacon. Il a vu en une sorte d’hallucination Sophie, de profil, assise sur le canapé dans une attitude familière, avec le fichu vert qu’elle portait souvent. Il est allé cueillir des fleurs, le soir, sur le tombeau de sa bien-aimée. Un jour même, il s’est élevé, nous l’avons vu, presque jusqu’à l’extase. Mais ces instants de triomphe et d’exaltation sont rares et passagers. D’ordinaire ce sont des défaites que relate le Journal. Novalis s’accuse de rester tiède ou froid quand il pense à Sophie ou à Erasme. Il se plaint de ne pouvoir suffisamment se familiariser avec sa résolution : « Si ferme qu’elle soit, écrit-il, je me défie, parce qu’elle m’apparaît dans le lointain d’un avenir indéterminé, comme un événement qui ne me concerne presque pas ». Il se reproche de songer avec angoisse à la possibilité d’une longue et grave maladie. Il se plaint qu’il retombe trop aisément des hauteurs de son idéalisme dans des dispositions humaines trop humaines. « Hélas ! soupire-t-il ; pourquoi suis-je si peu capable de demeurer sur les cimes ! » Il voulait, en vertu de sa résolution, se prêter au monde mais ne plus se donner à lui. Or il constate avec chagrin qu’il est trop bavard, qu’il aime trop à discuter, qu’il se mêle avec trop de vivacité et d’entrain aux conversations. Il s’aperçoit avec plus d’humiliation encore, qu’il n’est pas indifférent aux petites jouissances de la vie. Dès le 34e jour il note qu’il a trop mangé, et cet aveu revient souvent sous sa plume ! Ce n’est pas tout. Il aime trop à savourer son café au jardin après déjeuner. Un autre jour il se surprend à songer sans déplaisir à la grande brioche qu’on a mise au four à la maison !… Enfin et surtout il est tourmenté par des pensées charnelles. Nous avons constaté déjà que Hardenberg n’était pas un pur esprit, qu’il était doué d’un tempérament fortement sensuel. Or c’est un fait bien connu des médecins que la phtisie aggrave ces dispositions. Novalis s’en rendait compte avec remords. Il notait presqu’à chaque page de son journal ses accès de sensualité, de Lüsternheit, humilié de voir que sa volonté ne pouvait le soustraire aux misères physiologiques de son corps malade et que les fatalités de son organisme de neurasthénique et de poitrinaire provoquaient en lui, malgré l’opposition de sa volonté consciente, l’association bien connue des pensées de mort, des idées mystiques et des représentations voluptueuses ! — N’y a-t-il pas je ne sais quelle mélancolique ironie du sort dans la destinée de cet idéaliste qui croyait à l’omnipotence de la volonté, qui rêvait de la domination absolue de l’homme sur son corps et sur la matière — et dont la grande « résolution » était tenue en échec par les hasards les plus fortuits, par les misères trop humaines de notre condition terrestre.

II

La vie ressaisit donc notre mystique quoiqu’il en eût, et il se laissa reprendre par elle en toute simplicité, sans sophismes et sans poses. Puisque la mort ne voulait pas de lui, il se remit à vivre. Trois motifs puissants, la science, l’amour, la poésie, le rattachèrent pour quelques années encore, à l’existence.

La science d’abord.

Nous avons vu plus haut déjà comment, chez Novalis, l’instinct de connaissance se développe en même temps que le besoin d’aimer, comment la même aspiration le porte à fonder un foyer et à se faire une conception de la vie. À peine installé à Tennstedt, il se plonge dans l’étude approfondie de Fichte et commence la lecture de Kant. Puis, en 1795 ou au début de 1796, il lit Spinoza. Pendant l’automne de 1797, il dépouille conciencieusement l’œuvre entière de Hemsterhuys. Cette même année il étudie les premiers écrits de Schelling et fait la connaissance personnelle du philosophe à Leipzig. Par l’entremise de F. Schlegel, il prend connaissance, en 1797 aussi, des idées de Hülsen.

Vers la fin de 1797 son intérêt se concentre plus particulièrement sur les sciences naturelles. Initié déjà à la chimie qu’il a travaillée, sous la direction de Wiegleb, à Langensalza, à la physiologie par les écrits de Brown qu’il a lus pendant l’automne de 1797, à la philosophie de la nature qu’il a étudiée dans les œuvres des alchimistes de la Renaissance et dans les écrits de Schelling ou de Hülsen, il quitte de nouveau en 1797 le foyer paternel pour aller compléter son éducation technique et sa culture scientifique à la célèbre Académie des mines de Freiberg. Là il acquiert une connaissance approfondie de la géologie, de l’exploitation minière, des hautes mathématiques. Son admiration pour le minéralogiste Werner, inspecteur et professeur de l’École de Freiberg, en qui il révère un type supérieur d’homme de science, sa sympathie pour le génial physicien Ritter avec qui il se lie d’une étroite amitié en 1798, le confirment dans son dessein de se livrer plus spécialement à l’étude de la nature. La pure spéculation philosophique telle que la lui a révélée Fichte a quelque peu perdu de son charme à ses yeux. Il rêve maintenant d’une « physique supérieure », dont Plotin (qu’il lit en 1798) a eu l’intuition géniale, que Spinoza et Leibniz ont entrevue, dont Gœthe est le grand prêtre, dont Schelling et surtout Ritter sont les adeptes et Baader le poète. Travailler à cette « physique de l’avenir » est désormais sa plus haute ambition.

Et nous le voyons, dès lors, déployer une activité toujours plus intense. Ses relations avec Frédéric Schlegel, son ancien camarade de Leipzig, devenu l’un des champions les plus en vue des tendances nouvelles, deviennent plus fréquentes et plus intimes. Il est introduit par lui dans le petit cénacle romantique d’Iéna. Il se lie ainsi avec Auguste-Guillaume Schlegel et avec sa femme, la célèbre Caroline, qu’il trouve trop terrestres et trop enfants du siècle à son gré, mais avec qui il a plaisir cependant à échanger des idées. Il entre en relations personnelles avec Schelling. Il noue une étroite amitié avec Ritter qu’il introduit à son tour dans le cercle des romantiques. Il prend part aux assises esthétiques que ses amis tiennent pendant l’été de 1798, dans les galeries de peinture du musée de Dresde. Et par eux il est entraîné en plein mouvement romantique. Pour complaire aux Schlegel, il collabore à la revue du romantisme naissant, l’Athenæum. Il y publie au début de 1798, sous le titre de Poussière d’étamines (Blütenstaub), un recueil de sentences détachées, subtiles et ingénieuses de pensée et raffinées de forme. Pendant le printemps et l’été de 1798 il prépare un second recueil analogue, dont le brouillon s’est retrouvé dans ses papiers. En automne et en hiver il s’absorbe dans le projet et les travaux préparatoires d’une Encyclopédie, où il rêve de donner son système de l’univers. Entre temps il écrit son fragment du Disciple à Saïs et publie dans les Annales de la Monarchie prussienne, en l’honneur du nouveau couple royal, Frédéric Guillaume III et la reine Louise qui venaient de monter sur le trône, un recueil de vers (Fleurs ; juin 1798) et un choix de fragments (Foi et Amour, Le Roi et la Reine ; juillet 1798), où il se livre à une apologie enthousiaste de la monarchie de droit divin, de l’État fondé sur l’Amour et la Foi.

Et voici que l’amour refleurit à nouveau dans son cœur. Il fréquente assidument à Freiberg la maison du conseiller des mines von Charpentier et se fiance, au début de 1799, avec la plus jeune fille du « conseiller, Julie, une belle personne aux formes aussi pleines et opulentes que celles de la pauvre Sophie étaient grêles et en quelque sorte immatérielles. Ce qu’a été au juste cet amour, il est difficile de le dire aujourd’hui de façon certaine, faute de renseignements suffisamment précis. Dans une lettre à un de ses amis, Hardenberg raconte qu’un sentiment de tendre pitié aurait été le début de leur inclination réciproque. Avec sa blessure toujours saignante au cœur, et le sentiment de sa santé précaire, Novalis aurait goûté très vivement le charme d’une intimité féminine discrète et modeste. Il aurait été touché aussi des soins dévoués que Julie avait prodigués à son père pendant une douloureuse maladie. Et à son tour, il aurait servi de consolateur à la jeune fille au cours d’une paralysie faciale dont elle avait souffert pendant quelque temps. Il semble que, dans la réalité, cet amour ait été moins spirituel et éthéré que Hardenberg ne voulait le faire croire aux autres et peut être aussi à luimême. Nul doute qu’il n’ait été attiré vers Julie surtout par ce besoin d’amour qui l’avait hanté toute sa vie, et qui était exaspéré encore par la maladie qui le minait. Nul doute d’ailleurs, non plus, qu’il n’ait pas senti ce nouvel amour comme une infidélité à la mémoire de Sophie. Son amour pour sa première fiancée était en effet devenu une « religion ». Sophie restait présente à son cœur alors qu’il aimait Julie, et cet amour sacré sanctifiait l’amour nouveau du poète. Il aimait Julie en Sophie, comme l’époux chrétien aime son épouse en Dieu. Il aimait donc sans remords et sa conscience ne lui reprochait ni une trahison, ni même une défaillance. Mais ce qui jette comme une ombre mélancolique sur cette idylle suprême, c’est que, comme la première, elle semble avoir reposé sur un mirage. Notre mystique croyait avoir trouvé une âme sœur, une amie « qui l’aimait comme jamais encore il n’avait été aimé ». Or il était tombé tout simplement sur une très pratique petite bourgeoise en quête d’un épouseur. Lorsqu’elle s’aperçut que son fiancé s’en allait de la poitrine, Julie manœuvra d’abord pour se ménager la possibilité d’une rupture. Ce n’était pas héroïque, mais c’était humain et, après tout, excusable. Ce qui l’est moins, c’est que lorsqu’elle eut compris que la mort de son amant allait lui épargner la nécessité d’une démarche brutale, elle se hâta, toujours pratique, de jeter les bases d’une nouvelle entreprise matrimoniale autour du lit où agonisait son fiancé et s’engagea dans un manège de coquetterie avec le frère de Novalis, Charles de Hardenberg. En vérité, le noble idéaliste qu’était Novalis eût mérité une fiancée moins prosaïquement terrestre pour adoucir d’un rayon de tendresse ses derniers instants. Et la mort lui fut miséricordieuse, peut être, en lui épargnant une désillusion — inévitable sans doute — et qui lui eût été amère.

À la fin de 1798, cependant, vers le temps où se nouent les fiançailles de Novalis et de Julie, la pensée romantique s’oriente vers une direction nouvelle.

À ce moment les préoccupations religieuses tendent à prendre le premier rang dans les spéculations des choryphées de la nouvelle école. Incité par sa liaison avec Schleiermacher à considérer avec plus d’attention le phénomène religieux, Frédéric Schlegel est hanté par l’idée de s’ériger en prophète et de constituer de propos délibéré, par un acte de volonté consciente, une « religion » romantique. Cette religion doit être, dans son idée, le couronnement de tout son système philosophique, « l’âme immanente de la culture, le quatrième élément invisible à côté de la philosophie, de la morale et de la poésie », le principe universel et omniprésent par qui la logique devient philosophie, par qui la poésie imparfaite devient infinie et parfaite. Le moment lui paraît donc venu de fonder cette religion qui doit dominer toute la civilisation moderne et absorber la Révolution française comme jadis le christianisme avait absorbé l’Empire romain. Il s’ouvre de ce projet grandiose à ses correspondants, à son frère, et en particulier aussi à Hardenberg, à qui il reconnaît « plus de talent pour faire un nouveau Christ ». Lui-même se réserve le rôle de l’apôtre Paul. Dans une lettre datée du 2 décembre 1798, Schlegel expose tout au long à Novalis son « projet biblique ». Et celui-ci, qui était toujours demeuré chrétien par le cœur, entre volontiers dans les idées de son ami. Il prophétise lui aussi l’avènement d’une nouvelle humanité, « d’une Église jeune, comme enlacée furtivement par un Dieu d’amour et concevant un nouveau Messie dans ses membres innombrables ». Dès la fin de 1798, il prépare des « fragments chrétiens » que Schlegel attend avec une grande impatience. Au cours de l’année 1799, un enthousiasme moitié sincère moitié « artiste » pour le christianisme se propage dans tout le groupe romantique. Tieck, en initiant ses amis à la théosophie de Bœhme, lui donne un nouvel aliment encore. Novalis écrit dans le courant de 1799, sous le titre de Europe ou la chrétienté, l’apologie enthousiaste d’un catholicisme théosophique idéal. En même temps, il prépare avec Tieck un recueil d’hymnes et de sermons chrétiens, et compose, à cet effet, ses Cantiques spirituels dont il envoie les premiers à Schlegel au mois de janvier 1800.

Avec l’été de 1799, cependant, l’apprentissage scientifique de Novalis à Freiberg prend fin. Il se décide à rentrer à la maison paternelle et à reprendre sa carrière d’administrateur, interrompue par son séjour à l’Académie des mines. Occupé dans les salines, tantôt à Artern, tantôt à Weissenfels, il est nommé le 4 février 1800 assesseur appointé à la direction des salines de Dürrenberg. En été nous le trouvons candidat au poste de « capitaine » (Amtshauptmann) du baillage de Thuringe. C’est à ce moment que se déclare chez lui la crise grave de tuberculose, qui devait l’emporter quelques mois plus tard.

Et en même temps que s’accomplit ce changement dans son existence extérieure, commence aussi une phase nouvelle dans sa vie d’écrivain.

Pendant ses années d’université à Iéna et à Leipzig, Novalis avait fait ses débuts dans la carrière d’homme de lettre et de poète : il avait composé des poésies lyriques et esquissé des drames ou des romans. Dans la suite, la spéculation philosophique scientifique ou religieuse avait pris le pas dans son esprit, ainsi que nous l’avons noté, sur la poésie. Sans doute il se tenait au courant du mouvement littéraire et artistique. Et sa bibliothèque littéraire, dont le catalogue nous a été conservé, était assez bien fournie. Pourtant il n’avait lu, si nous en croyons le témoignage de Tieck, qu’un petit nombre de poètes et était médiocrement informé des questions d’esthétiques et de haute critique. Il ne connaissait guère à fond que le Wilhelm Meister de Gœthe, qu’il avait lu avec enthousiasme et étudié avec amour au fur et à mesure de sa publication. Or voici qu’en 1799 il se rencontre, dans la maison des Schlegel à Iéna, avec Ludwig Tieck, le talent poétique le plus original de l’école romantique. Il le revoit à Giebichenstein chez le musicien Reichardt. Il le reçoit chez ses parents à Weissenfels. Et aussitôt se noue entre les deux romantiques une amitié enthousiaste. Novalis fait dater de sa liaison avec Tieck un nouveau chapitre de son existence : au contact d’un artiste authentique et spontané, d’un virtuose de la forme et de la technique, il prend conscience enfin de sa vocation de poète. Et cette assertion, sans doute, n’est qu’à demi vraie. Novalis n’avait jamais cessé d’être poète. Le fragment du Disciple à Saïs qui date de 1798, et sans doute aussi la première ébauche des Hymnes à la nuit, sont là pour attester que Hardenberg n’avait pas attendu qu’il eût connu Tieck, pour satisfaire l’instinct profond qui le portait vers la poésie. Il reste vrai que, à partir de ce moment, cet instinct devient chez lui plus impérieux et plus conscient. Nous le voyons composer ses Cantiques spirituels, mettre la dernière main aux Hymnes à la nuit, rédiger pendant l’hiver de 1799 à 1800 la première partie de son grand roman d’Ofterdingen, jeter sur le papier des esquisses pour une seconde partie, projeter un remaniement du Disciple à Saïs. Ce n’est plus sous la forme de fragments philosophiques ou de traités encyclopédiques qu’il entend communiquer aux contemporains sa conception de la vie. Il veut la faire vivre en des œuvres d’art qui parleront non pas seulement à l’intelligence, mais au cœur. Il sait à présent que sa vraie vocation n’est pas d’être un théoricien ou un homme de science, mais bien un poète-penseur qui exprime par le symbole et par l’image vivante ses idées les plus profondes.

Ayant ainsi esquissé dans ses grandes lignes l’évolution intérieure de Novalis, nous abordons l’étude spéciale de sa philosophie d’abord, de ses œuvres poétiques ensuite.