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Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 11

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Paul Hartmann (p. 155-171).
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XI

ER

Le vice ne saurait connaître ni la vertu ni lui-même.
(La République.)

Après tous ces détours et cette longue exploration des Champs Elyséens, qui sont ici-bas, et de ces ombres plaintives, qui sont ces hommes-ci et nous, voici que la sagesse éclaire un peu ces existences errantes et tâtonnantes ; voici que nous soupçonnons un peu de quoi elles se plaignent, qui elles accusent, et le genre de salut qu’elles espèrent. Les lionceaux demandaient : « Ne se peut-il point que l’injuste soit heureux ? » Mais qui répondra ? Si je parcours l’État tyrannique j’y trouverai des signes de bonheur, et même arrogamment élevés, car les impudents désirs sont maîtres des rues. Il est vrai aussi que les sages sont en prison ; mais je ne les vois pas. N’en est-il pas de même pour l’âme injuste ? Car elle aussi a mis la sagesse au cachot, et l’y a même oubliée. Une telle âme n’a jamais connu ni seulement soupçonné le bonheur du sage. Aussi, cette sorte de fureur qui la tient, il se peut qu’elle la nomme bonheur, et même qu’elle nie de bonne foi qu’il y ait un autre bonheur. Mais c’est trop dire sans doute. Pas plus dans l’âme tyrannique que dans l’état tyrannique il n’y a permission de penser. L’homme désir et l’homme colère sont des hommes sans tête. Ils ne pensent guère ; assurément ils ne pensent pas qu’ils pensent. En un sens, ils ont conscience d’être ce qu’ils sont ; mais conscience trouble, à demi endormie, oublieuse, et comme coupée en tronçons. La colère se juge-t-elle et sait-elle qu’elle est colère ? Le désir, qui court et se jette, sait-il qu’il court et se jette ? Un homme riche, et qui vit en riche, se juge-t-il ? La guerre se juge-t-elle elle-même ? Toutes ces vies sont emportées et mécaniques. Elles vivent des signes qu’on leur jette. Comme Orion dans la nécromancie de l’Odyssée, ombre de chasseur poursuivant des ombres de bêtes.

Il y a pourtant des injustes qui se plaignent, et qui se disent malheureux. Heureux, disait Socrate, si le choc du malheur les avertissait. Heureux celui qui est puni. Mais c’est ici qu’il faut observer les ombres, et revoir en pensée tous les degrés du savoir. L’opinion jamais ne juge par l’idée. L’ambitieux déçu juge qu’il s’y est mal pris, entendez qu’il essaiera encore le même mensonge, les mêmes intrigues ; le malheur le confirme. Le malveillant de même ; il cherche quelque nouvelle ruse, quelqu’autre manœuvre ; il attend une occasion meilleure, et méprise un peu plus. Un avare volé se plaint d’être volé, il ne se plaint pas d’être avare. Le tyran à son tour emprisonné ne rêve que tyrannie et prison. Le tyran chassé lève une autre armée. Et le vaniteux humilié rêve de vanité triomphante. Ce qu’ils espèrent vaut tout juste ce qu’ils ont perdu. Laissez-les descendre.

Au vrai il n’y a que le sage qui, comparant les trois vies, de désir, de puissance, et de savoir, puisse en juger sainement ; car il connaît les trois. La tête jamais ne dévore le reste. Il n’ignore point le plaisir du ventre ; chaque jour il y cède ; mais il s’en retire et le juge. Il n’ignore point le plaisir du cœur ; à chaque minute il y est pris et il s’en déprend. Il les nomme l’un et l’autre, il les ordonne, il les sauve ; sa justice propre consiste en cela. C’est donc lui qui est juge. Les désirs et les colères, quelquefois, lassés de rivaliser, espèrent quelque ordre meilleur où le juste serait roi. C’est ainsi que l’âme battue par le malheur se représente une autre vie, quelque Minos, Eaque, ou Rhadamanthe, qui lui fera leçon, lui expliquant ses malheurs par l’idée, et y ajoutant encore un peu de souffrance pour la détourner de goûter toujours au même plat. Il y aurait donc quelque espoir pour tous ?

Il n’y a point d’espoir. Le sage nous laisse à nous. Dieu nous laisse à nous. Ni l’un ni l’autre ne nous font la grâce de nous punir. Dieu, comme signifie le Timée, n’est qu’ordre et sagesse en ces mouvements profondément justes, inhumainement justes, qui achèvent nos actions. « Juste et parfaite est la roue », comme dit l’autre. Les effets répondent aux causes, et chacun a justement ce qu’il voulait, quoique souvent il ne le reconnaisse guère. Le violent a violence, et se plaint. Mais qu’espérait-il ? Il faut enfin juger ces folles espérances et ces folles craintes, qui ajournent la justice. Si loin que nous puissions vivre, ce sera comme maintenant.

Le mouvement naturel de l’imagination poétique est de feindre des temps meilleurs, soit derrière nous, et dont, par notre faute, nous n’avons pas su jouir, soit en avant de nous, où nous apercevons une sorte de récompense. Un certain balancement est toujours la loi de l’imagination, puisqu’en tous ses mouvements la vie imite les retours et les compensations célestes. Dans l’épreuve on pense au bonheur ; au contraire, le bonheur craint, et invente des catastrophes. De toute façon, c’est une autre vie que l’on pense ainsi, d’autres situations, d’autres chances. On n’ose guère avouer que l’on voudrait les plaisirs du vice en récompense de la vertu, ni le pouvoir de mépriser en consolation des douleurs de l’humilié ; mais cette confuse idée se montre toujours assez et trop dans nos prières. Car c’est le penchant commun de rapporter le bonheur et le malheur à des rencontres, aux aspérités des hommes et des choses, à l’infirmité du corps. En ce jeu de l’autre vie, soit qu’on la regrette, soit qu’on l’espère, l’intention est toujours accomplie et purifiée de rebondissements, par une prévenance des choses ; et c’est ce que l’on appelle un meilleur sort. Et ce même pouvoir, cette providence hors de nous, de même qu’elle accomplit les âmes bienveillantes et faibles, redresse aussi les méchants par un choix de circonstances, distribue aux insouciants les trésors de l’avare, et élève au pouvoir celui qui a craint, pendant que le tyran est à son tour esclave ou prisonnier. Ce sont d’autres temps, ce sont d’autres lois, ce sont d’autres vies ; ce sont des degrés de purification par l’expérience ; ce sont des leçons par l’opinion et par la perception ; des mondes mieux faits, ô Timée ! Toutefois l’imagination populaire pressent que l’âme résistera aux effets et ne sera point changée si vite. Car on voit que la perte ne guérit pas le joueur, ni la déception l’ambitieux. D’où ces durées immenses, ce crédit de mille ans et encore de mille ans que l’on accorde à ce progrès providentiel, dont la politique est comme l’image. Ces visions de terre promise flottent entre ciel et terre, comme si la poésie avait charge d’orner nos vies médiocres, ajournant et promettant, promettant toujours qu’opinion vaudra science. Certes Platon a déployé cette poésie, comme en sacrifice à cette vie inférieure que nous ne pouvons pas couper de nous, et qu’il faut bien amuser. Remarquons qu’il l’a déployée toute et jusqu’à décourager les imitateurs, peut-être pour user en nous et épuiser ce plaisir facile de multiplier les temps. Mais il ne faut pas oublier aussi que Platon ne voulait pas aimer les poètes. Il est dur de voir qu’Homère est chassé deux fois de La République ; avec honneur, avec regret, mais chassé. On voudrait toujours, et c’est le lot de l’homme, gagner sur le sévère entendement, et s’arranger des preuves d’opinion, plus clémentes. Mais voici une grande et terrible prose. En conclusion de La République, tout est mis au clair, et tous les temps sont rassemblés en un moment éternel.

Et, c’est l’homme qui y est allé voir. Pris pour mort, conduit chez Pluton, reconnu vivant et ramené, il raconte ce qu’il a vu là-bas. Ce qu’il a vu ? Le spectacle d’abord de la nécessité, et les vrais fuseaux des Parques, qui sont les sept orbites des corps célestes selon la loi. Mais surtout un jugement étrange, et qui commence par une grande voix qui dit : « Dieu est innocent. » Après cela, devant les âmes qui vont revivre, sont jetés des sorts sur la prairie, qui sont comme des paquets ; ici une tyrannie, avec tout ce qui l’accompagne, soupçons, mort violente, et le reste ; là, une vie d’agriculteur, utile, ignorée, occupée ; et ainsi toutes sortes de destins. Les âmes sont invitées à choisir selon un ordre de hasard. Mais n’ayez crainte ; s’il se trouve une âme sage parmi les dernières, elle trouvera encore un bon destin ; car presque toutes choisissent mal. Et comment autrement, puisque le plus souvent elles n’ont point l’expérience d’une vie humaine ? Comme dira Aristote, c’est l’athlète qui se plaît aux luttes, c’est le géomètre qui se plaît aux preuves, et c’est l’homme de bien qui se plaît à la vertu. Toutefois, parce qu’elles sont privées pour la plupart de la connaissance par l’idée, il leur manque encore autre chose ; elles n’ont point l’explication de leur malheur par les vraies causes. Elles croient qu’un tyran est bien imprudent s’il ne se fait pas d’amis ; elles ne savent pas qu’un tyran n’a point d’amis. Si le glorieux est humilié, si le prétentieux est sot, si le jaloux est trompé, elles ne voient pas comment les effets résultent des causes en ces destinées ; mais plutôt elles croient qu’ils ont eu mauvaise chance, ou qu’ils ont péché par légèreté et inattention. Et ceux qui sont d’un caractère difficile, et rebutés de partout, ils prennent bien la résolution de choisir mieux leurs amis, dans cette nouvelle vie où ils vont entrer. Aussi comme elles sont agitées, ces âmes, à l’idée de choisir, de recommencer tout à neuf, de tout changer, mais sans se changer ! Vous devinez que, faute des lumières de la sagesse, tous ces caractères assemblés là choisissent d’être de nouveau comme ils étaient ; ainsi l’ivrogne choisit de boire, et le joueur, de jouer, et l’ambitieux, de régner, et l’insolent, de mépriser, pensant tous éviter les suites de ce qu’ils sont comme on évite une borne ou un fossé. J’abrège à regret. Il faudrait transcrire, car ce conte est sans doute le plus beau conte. Er vit, entre autres choses, que l’âme d’Ulysse, qui avait tant vu et tant réfléchi, ne choisissait pas trop mal. Mais bien ou mal choisi, c’est choisi sans retour. Chacun portant le destin de son choix sur l’épaule, on les conduit alors au fleuve Oubli, où tous boivent. Et les voilà de nouveau sur la terre, exerçant leur vaine prudence, et accusant les dieux. Travaillons, dit Socrate après ce récit, travaillons à penser droit, afin de faire un bon choix. Sur ce conseil se ferme La République.

Platon maintenant refermé, c’est à nous, je pense, à saisir au mieux le sens de ce conte. Car nous avons aperçu, en notre sinueux voyage, plus d’un éclair qui nous a montré l’homme et l’humaine condition. Nous commençons à savoir un peu que Platon n’a point menti. Nous soupçonnons que ce mélange de raison et d’imagination, que ce sourire et ces contes de bonne femme, sont justement ce qui convient à notre nature enchaînée. Par la vertu de ce conte, nos pensées sont debout, j’entends celles qui dormaient. Peut-être a-t-on compris, d’après tout ce qui précède, que ce n’est pas notre raison qui a tant besoin de raison. Prenons donc occasion de faire maintenant deux ou trois remarques, bien près de terre, et qui nous feront entendre que ce conte est bien pour nous.

Premièrement, je remarque que nos choix sont toujours faits. Nous délibérons après avoir choisi, parce que nous choisissons avant de savoir. Soit un métier ; comment le choisit-on ? Avant de le connaître. Où je vois premièrement une alerte négligence, et une sorte d’ivresse de se tromper, comme quelquefois pour les mariages. Mais j’y vois aussi une condition naturelle, puisqu’on ne connaît bien un métier qu’après l’avoir fait longtemps. Bref, notre volonté s’attache toujours, si raisonnable qu’elle soit, à sauver ce qu’elle peut d’un choix qui ne fut guère raisonnable. Ainsi nos choix sont toujours derrière nous. Comme le pilote, qui s’arrange du vent et de la vague, après qu’il a choisi de partir. Mais disons aussi que presque tous nous n’ouvrons point le paquet quand nous pourrions. Toujours est-il que chacun autour de nous accuse le destin d’un choix que lui-même a fait. À qui ne pourrions-nous pas dire : « C’est toi qui l’as voulu », ou bien, selon l’esprit de Platon : « C’était dans ton paquet »

Personne ne nous croira. Ce choix est oublié. Le fleuve Oubli ne cesse de passer, et nul ne cesse d‘y boire. Une prétention étonnante de l’homme est d’avoir une bonne mémoire, et de conter exactement comment, de fil en aiguille, tout est arrivé. Nul ne peut remonter au commencement ; nul ne peut rebrousser le temps. Ce que nous appelons souvenirs, ce sont nos pensées de maintenant, nos reproches de maintenant, notre plaidoyer de maintenant. Ce qui fait que nous n’avons jamais un souvenir tout nu, c’est que nous savons ce qui a suivi. Ainsi nous n’avons affaire qu’au maintenant, et il passe. Notre vie passée nous est tout autant inconnue que ces vies antérieures le sont aux âmes après qu’elles ont bu au fleuve Oubli. Et il est vrai que nous avons vécu des milliers de vies, et fait des milliers de choix, dont à peine nous sentons comme derrière nous la présence et ensemble l’absence, et l’inexplicable poids. Rien de nous n’est passé. Le déjà fait nous presse et court devant nous. Quelqu’étrange que soit cette condition, c’est bien la nôtre. « Il n’est plus temps », c’est le mot des drames ; et, si nous pouvions remonter d’instant en instant, à chaque instant ce même mot serait à dire : « Il n’est plus temps. » En vain donc nous essaierions de remonter. S’il y a un remède, et nous vivons de savoir qu’il y en a un, ce remède est dans le savoir même de ces choses, mais selon l’essence, qui n’est point passée, qui ne passe point. Par exemple, ce long entretien de La République, si vous le tenez de nouveau avec vous-mêmes, en vous-mêmes, Socrate, éternel en vous, et Platon, éternel en vous, dominant tous deux de leurs cercles irréprochables, comme le dieu du Timée, si, dis-je, vous conduisez cet entretien, au lieu de vouloir ressaisir ce qui vient de passer, c’est la meilleure préparation à ce choix, puis à cet autre, par lesquels vous serez tout à l’heure engagés. Tout est irréparable, en ce sens qu’il est bien vain de vouloir que nos choix passés aient été autres ; mais, pendant que vous récriminez, d’autres choix d’instant en instant vous sont proposés, par lesquels tout peut encore être sauvé. Car nous ne cessons de continuer, et la manière de continuer fait plus que le choix. L’agriculteur ne choisit pas d’être agriculteur, mais il choisit de défricher ici, de drainer là. Le chemin fait, il choisit d’y mettre des pierres, ou de rouler en creusant la boue. Et celui qui est marié ne choisit plus d’être marié, mais il choisit d’être patient, indulgent, juste, ou le contraire. En un sens, nul ne commence ; mais, en un autre sens, tous recommencent. Ainsi cette scène que raconte Er le ressuscité est de tous nos moments. Il est toujours bien de faire un bon choix, et le pire n’est jamais le seul à prendre. Mais j’ai remarqué que ceux qui ne pensent pas selon l’essence, entendez le sac, et cette société du sage, du lion et de l’hydre, et qui n’ont point dessiné d’avance en idée la forme au moins de ce qui peut en résulter, j’ai remarqué que ceux-là sont toujours pris, en dépit d’une longue expérience. Comme celui qui n’est pas en colère, il croit de bonne foi qu’il ne sera jamais en colère ; et celui qui a bien mangé ne croit pas qu’il aura faim. Ce qu’on voit qui arrive aux autres et à soi n’avertit point, mais frappe seulement. Ainsi, au lieu de l’éternelle avance de celui qui sait, l’éternel retard de celui qui se plaint.

À bien regarder, il dépend de nous de rassembler ces apparences du temps en une pensée hors du temps, ce qui est penser. Chaque moment est notre tout, et chaque moment suffit ; il le faut bien, sans quoi, comme dit Héraclite, nous vivons la mort des dieux, ombres chasseresses d’ombres. Tout est Élyséen et déjà mort en cette vie, si nous vivons selon l’opinion. Mais il y a autre chose, et l’esprit le plus positif ne peut le nier ; car, si tout passait, qui saurait que tout passe ? Ainsi ton amour change et passe, mais seulement par l’amour qui ne passe point ; et, par le courage qui ne passe point, passe et devient le courage ; c’est pourquoi encore une fois nos innombrables vies sont éternellement à nous. Cette grande idée a été développée par la révolution chrétienne, et cent fois reprise, jusqu’au mot de Spinoza l’immobile : « Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels ». Mais toujours nous voulons chercher l’éternel ailleurs qu’ici ; toujours nous tournons le regard de l’esprit vers quelque autre chose que la présente situation et la présente apparence ; ou bien nous attendons de mourir, comme si tout instant n’était pas mourir et revivre. À chaque instant une vie neuve nous est offerte. Aujourd’hui, maintenant, tout de suite, c’est notre seule prise. Ce que je ferai demain, je ne puis le savoir, parce que je ne suis pas à demain. Ce que je puis faire de mieux pour demain, c’est d’être sage, tempérant, courageux, juste, aujourd’hui. Et le passé non plus n’est pas à moi. Même, chose digne de remarque, il ne me tient que par cette folle pensée qu’il me tient ; car l’éternel mouvement du Timée nous fait des jours neufs et des minutes neuves. Mais notre faute est d’essayer encore une fois la même vieille ruse, en espérant que Dieu changera. C’est pourquoi je me suis attaché au récit de Er, et j’ai voulu prendre pour moi ces choix éternels, et ce jugement, en tous les sens du mot, de moi-même par moi-même à chaque instant. Afin que toi, lecteur, et moi nous soyons dignes de Platon au moins un beau moment. Car cette présence de l’éternel et j’ose dire cette familiarité avec l’éternel, enfin cet autre monde qui est ce monde, et cette autre vie qui est cette vie, c’est proprement Platon. Et ce sentiment, que j’ai voulu réveiller, qui est comme un céleste amour des choses terrestres, ne sonne en aucun autre comme en lui.

FIN