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Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 10

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Paul Hartmann (p. 139-154).
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X

LE SAC

La vertu semble donc être une santé, une beauté, un bien-être de l’âme, et le vice, une maladie, une laideur et une faiblesse.
(La République.)

Allons au centre. Qu’y a-t-il dans ce sac de peau, que l’on nomme, selon le cas, juste ou injuste, sage ou fou ? J’y vois trois animaux en un, et qui font une étrange société. La tête, animal calculant, lieu de mémoire et de combinaison, ressemble assez à quelque Pythagoricien, tout entier au spectacle, et qui oublierait son corps. Toutefois, il ne l’oublierait pas longtemps. Car ce sage est enfermé en compagnie de deux monstres. Le thorax, lieu du cœur, lieu du sentiment, lieu de l’emportement, est tout force, tout richesse, tout colère. Ici réside cette partie de l’amour qui est courage ; ici tout est généreux et de pur don ; car, dans la colère, c’est la puissance même qui éveille et entretient la puissance ; dont le muscle creux est l’image, puisqu’il se réveille lui-même à ses propres coups. Ce monstre, qui résout tout par la force, nous pouvons le nommer lion. Au-dessous du diaphragme se trouve le ventre insatiable dont parle le mendiant d’Homère : et nous le nommerons hydre, non point au hasard, mais afin de rappeler les mille têtes de la fable, et les innombrables désirs qui sont comme couchés et repliés les uns sur les autres, dans les rares moments où tout le ventre dort. Et ce qui habite ici au fond du sac, ce n’est point richesse, c’est pauvreté ; c’est cette autre partie de l’amour qui est désir et manque. Ici est la partie rampante et peureuse. Et la condition de l’homme, ainsi fait de trois bêtes, est qu’il ne peut cesser de s’irriter, ni cesser de se nourrir. Le sage se trouve ainsi au service du lion et de l’hydre, et dans le plus intime voisinage, de façon que tant qu’il n’a pas mis la paix entre eux d’abord, puis entre eux et lui, pas une autre pensée ne pourra lui venir que de besoin et de colère.

Cette sorte de fable paraît dans La République quand se fait le parallèle fameux de l’homme et de l’État. Mais le point difficile de cette analyse était de longtemps éclairé par la distinction, autrefois classique, du désir et de la colère. Un exemple plein de sens et de résonance explique à la fois d’étranges désirs, plus forts que la raison, et une belle colère, alliée de la raison. Un homme aperçut de loin, au bas des remparts, des corps de suppliciés. Il ne put résister au désir de les voir de plus près, désir fait de peur et d’horreur, désir lâche, non pas plus lâche que les autres. Alors, de colère contre lui-même, il dit : « Allez, mes yeux, régalez-vous de ce beau spectacle ! » On reconnaît en cet exemple cet air de négligence par lequel Platon recherche et obtient une attention de choix. Car on s’étonne, et l’on passe, comme aux cadavres, mais on n’oublie point. Platon veut seulement alors montrer que l’opposition est possible entre le désir et la raison dans le même homme, et aussi entre la colère et le désir ; mais une idée étonnante, et de grand prix, nous est en même temps jetée comme en passant, c’est que, dans le conflit entre la colère et le désir, la colère est toujours l’alliée de la raison. Ainsi, si vous voulez comprendre ce que la passion reçoit du désir, qui est peu de chose, et, au contraire, toutes les nuances de l’irritation et de l’emportement qui colorent notre vie moyenne, regardez à cette force galopante, qui s’excite de son propre bruit. Mais si vous voulez toucher le lieu du sentiment, et le secret de ses mouvements partagés entre raison et désir, visez encore ce centre d’enthousiasme, et ce bonheur de dépenser. Les analyses modernes oublient communément ce troisième terme, la colère, et s’évertuent à composer l’homme de désir et de raison seulement. C’est oublier l’honneur ; c’est oublier les jeux jumeaux de l’amour et de la guerre.

Tenant maintenant tout l’homme, nous tenons la justice de l’homme. Nous la tenons, car elle est dans le cercle des chasseurs, comme Socrate dit, mais nous ne l’apercevons pas encore. Détournons-nous ; menons une autre chasse autour de l’État, chasse plus facile ; car, dans l’État, on y circule, on y voit presque tout à découvert. Ici encore une tête et une raison ; ce sont les rois, entendez les sages. Ici la multitude des désirs, qui sont les artisans de tous métiers. Ici le cœur, principe de l’action et de la colère, et ce sont les guerriers. Or, par le gouvernement des sages, trois vertus se montrent. La tempérance est la vertu propre aux artisans, dans un État bien gouverné ; car les sages ne permettront point que les monstrueux désirs créent des métiers à leur mesure. Le courage est la vertu propre aux guerriers ; car, si les rois sont prudents, cette force ne suivra point sa loi d’emportement ; mais les guerriers, semblables à des chiens, s’irriteront et s’apaiseront selon les desseins de leurs maîtres. Enfin la sagesse est la vertu propre des rois ; c’est dire qu’ils sauront distinguer la vraisemblance, la coutume, la vraie preuve, et enfin la source des preuves, ainsi qu’il a été ci-dessus expliqué. D’où, revenant à l’homme, autre société, plus fermée, moins aisée à parcourir et à bien connaître, nous définirons aisément la tempérance, le courage, et la sagesse en chaque homme. Mais, remarquez bien ceci, la justice nous échappe encore. Toutefois elle ne peut être longtemps cachée, car nous avons fait revue de tout. Et il reste que la justice, dans l’État comme dans l’homme, consiste dans un certain rapport, qui exprime que les trois ordres, ou les trois puissances, ont le poids et l’importance qui leur convient.

Harmonie, convenance, proportion, dirons-nous. Mais nous ne tenons pas encore l’idée. Il nous faut de nouveau parcourir l’État, et puis l’homme, afin de rechercher en quoi et par quoi cette harmonie et cette proportion sont souvent troublées. L’idée n’apparaîtra que si elle saisit quelque chose, et c’est redescendre dans la caverne. La perfection de l’État n’est pas difficile à concevoir ; car la partie qui est propre à gouverner c’est bien clairement celle qui sait, comme il apparaît sur le navire. Et autant que la vraie science réglerait, des guerriers le nombre, l’éducation et les actions, des artisans les métiers, les gains et les entreprises, nous aurions l’aristocratie, ou gouvernement du meilleur, chose miraculeuse, qu’on ne verra sans doute jamais parmi les hommes. Mais que verrons-nous selon le poids de nature, si nous supposons que, dans un État parfait, les rois, selon le penchant de l’homme, car chacun d’eux traîne tout le sac, se laissent aller à oublier les règles sévères de la vraie science ? Premièrement c’est honneur qui gouvernera. Mais on n’en peut rester là ; et il faut que l’État sans tête descende au plus bas ; d’abord par le gouvernement des riches, et finalement, à cause du monstrueux développement des métiers et des désirs, qui est inévitable dans un tel régime, par le gouvernement des désirs, ou des artisans, que l’on nomme communément démocratie. État heureux, mais non pas longtemps heureux, car il faut que le plus puissant désir règne, et tel est le tyran. Toute cette analyse est à lire ; un abrégé ne peut qu’avertir. Le moindre détail ouvre des vues et des chemins.

Toutefois l’objet politique n’est pas ici le principal. N’oublions pas que ces systèmes politiques ont pour fin de nous expliquer l’intérieur de l’homme. L’objet politique n’est encore qu’une autre fable, un spectacle, qui, parce qu’il va comme il va, et tout naïvement, doit donner leçon au sage, lequel a charge premièrement de lui-même. Et il est toujours vrai que l’amère leçon de ce grand mouvement, dans lequel nous sommes pris, est ce qui nous réveille et nous éclaire à nous-mêmes. Faute d’avoir considéré assez longtemps l’objet politique, dont les secrets sont sous les yeux de chacun, comment saisira-t-on, comme par effraction ou divination, le secret des autres et de soi ? Ici les vues les plus profondes, sur l’homme d’honneur, déjà sans tête ; et puis sur l’homme riche, vainement établi à la frontière des désirs, et essayant de les gouverner les uns par les autres. Il faut que les désirs prennent le commandement ; tous ; tous égaux ; et voilà l’homme démocratique. Tu n’as pas fini, lecteur, ni moi, d’apprécier à sa valeur ce charmant portrait d’un homme charmant, qui ne sait rien se refuser. Comment la passion le guette et le prend tout, c’est ce qui est représenté selon un mouvement épique, et par le moyen des métaphores politiques. Le plus grand des désirs, rassemblant l’armée des désirs, se saisit de la citadelle, enchaîne la raison, et la force à produire des opinions qui plaisent au maître. On ose à peine résumer cette peinture incomparable de la passion, et ensemble du gouvernement tyrannique. Les révolutions n’ont sans doute appris à personne la politique ; du moins elles devaient enseigner à beaucoup la connaissance des hommes et le prix de la sagesse. Au reste il est naturel que l’homme revienne de la société à soi, et de régler les autres à se régler soi. Cherchant donc dans La République notre propre image, nous avons à comprendre en quel sens un homme peut être dit aristocratique, timocratique, ploutocratique, démocratique, tyrannique. En ce sens, d’abord, qui est le plus extérieur, c’est que chacun de ces hommes est le citoyen de choix dans l’État politique qui le représente. Mais nous devons nous détourner de ce rapport extérieur, qui nous entraînerait à penser politiquement. Bien plutôt il faut reconnaître, en ces types d’homme, des exemples de ce désordre intérieur qui définit l’injustice. Cela nous conduira à former l’idée la plus rare et encore aujourd’hui la plus neuve. Car Platon, lorsqu’il conçoit l’État juste, ne regarde nullement à ses alentours, à ses voisins, aux échanges ou aux guerres qu’il mène. Tout ce que fait l’État juste, par l’impulsion de son harmonie propre, tout cela est juste ; et, au rebours, tout ce que fait l’État injuste, entendez mal gouverné, tout cela est injuste. Juger par les effets, ce n’est qu’opinion. Voilà déjà une source de méditations sans fin. Car c’est en formant cette idée assez cachée que l’on saisira peut-être le vrai rapport entre droit et force. Non que la force donne droit, car la force dépend aussi des hasards ; seulement on entrevoit que, tous les hasards supposés égaux, la justice intérieure donnerait force. Mais, encore une fois, détournons-nous de politique ; détournons-nous des deux Denys et de Dion, si nous pouvons. Un autre gouvernement est remis en nos mains, dont nous ne pouvons point nous démettre. Regardons enfin à l’homme, et formons cette idée que l’homme est juste, non par les occasions et le rapport extérieur, mais par la propre justice qu’il porte en lui, par l’harmonie de ses diverses puissances. L’action extérieure, et disons politique, est toujours ambiguë. On dit qu’il n’est pas juste de prendre le bien d’autrui. Mais quoi ? Prendre l’arme d’un fou, ou d’un enfant, n’est-ce pas être juste ? Briser la porte du voisin afin d’éteindre le feu, n’est-ce pas être juste ! Bref il n’y a point de règle de justice, qu’intérieure, et tout vol se règle entre désir, colère, et raison. Ne juge point les autres, et juge-toi d’après ton intime politique. Ici est posé l’individu en son indépendance, comme jamais peut-être on ne l’a posé. Car nous n’osons jamais recevoir en tout son sens la maxime fameuse : « Nul n’est méchant volontairement. » Nous savons bien qu’elle implique que l’homme libre ne fait point de faute. Au reste, il n’y a peut-être pas un moraliste qui se prive tout à fait de juger son voisin. Or, si nous suivons Platon, toute notre morale se trouve bornée à nous-mêmes, et au secret de notre conscience. Ce qui est injuste, dit Platon, et ce sont ses propres termes, ce n’est point que tu prennes le bien d’autrui, c’est que tu ne puisses le prendre sans renverser en toi-même l’ordre du supérieur et de l’inférieur. Ici résonne déjà la parole évangélique : « Celui qui désire la femme de son prochain est par cela même adultère. » Mais Platon, non moins fort, est plus subtil, plus cruel, devrait-on dire, à nos paresseuses satisfactions. Car même une action juste, évidemment juste, tu ne peux la faire juste si tu n’es intérieurement juste. Il n’y a point de morale plus forte ; et c’est la morale de tout le monde. Car qui admire un homme probe, s’il soupçonne que c’est un composé d’avidité et de lâcheté qui le fait probe ? Et le témoin vrai qui n’est vrai que par peur du juge, qui l’admire ? Et le soldat qui attaque bien malgré lui, et qui ne cesse de fuir en dedans de lui-même, qui l’admirerait ? Mal placé ainsi, il est vrai, pour juger les autres, mais très bien placé, au contraire pour te juger toi.

Nous sommes emportés par le mouvement de cette pensée impétueuse, qui, depuis que Socrate l’a touchée, se meut toujours du dehors au dedans. Retrouver cette assurance de soi, ce centre du jugement, c’est ce qui importe. Mais il reste quelque chose d’obscur dans la doctrine, et voici ce que c’est. Transportant dans l’homme les vertus de l’État, nous avons défini sagesse, tempérance, courage. Est-ce que ces trois vertus ne feraient point justice ? y aura-t-il encore injustice si l’homme est purgé d’irritation et de convoitise ? Et ces deux vertus de courage et de tempérance ne feront-elles pas, avec la sagesse à laquelle elles sont soumises, cette harmonie qui est la justice ? La justice ne serait donc qu’un nom pour les trois vertus prises ensemble ? On peut s’en tirer ainsi, il me semble. Mais quand on lit Platon, et par cette manière qui est la sienne d’ouvrir tout juste un peu la porte, et souvent de la refermer, on gagne toujours à vouloir comprendre jusqu’au moindre mot. Eh bien, que signifie cette justice, qui n’est ni la sagesse, ni le courage, ni la tempérance, mais en quelque façon un compromis et une composition des trois ? Ce que c’est ? Par exemple limiter la tempérance par le courage, si, se jetant à une entreprise extrême, on passe par précaution les limites du manger et du boire ; ou, au contraire, limiter le courage par la tempérance, si on fuit un genre de colère qui est désordre et démesure, quoique la raison l’approuve. Ou bien limiter la sagesse elle-même, ce qui est faire la part à l’action et au désir dans une vie bien composée. Ici l’idée se dessine un peu. Maintenant, sous la tempérance, qui n’est que règle négative, pensons la vie en ces besoins qui toujours renaissent, en ces changeants plaisirs qui accompagnent l’assouvissement. Reconnaître, recevoir en soi cela même, cet animal broutant, et lui permettre d’être, au lieu de le réduire autant qu’on peut selon cet ascétisme que l’on nomme tempérance, n’est-ce pas justice à l’égard d’une partie de soi ? De même que le sage monarque, qui gouverne sur les artisans, s’il les méprisait il ne serait pas juste, puisque lui-même il vit d’eux. Et, par ce côté, il y aurait donc un excès de tempérance, on dirait presque au-delà de nos droits, et qui serait injustice, comme l’intempérance serait injustice au regard de la sagesse ? Quant à la colère, source de l’action, ou disons mieux, disons quant à l’emportement, n’y aurait-il point un excès de sagesse, qui serait un refus de vivre selon la nature reçue, et, par une conséquence naturelle, un refus de vivre comme les autres hommes et avec eux ? Un oubli de ce monde de colère et de désir ? Une absence aux hommes ? La justice alors supposerait et même exigerait que l’on soit homme et les pieds en terre, et que l’on mène guerre et procès comme tous font, et que l’on soit juge à son tour ; qu’enfin l’on comprenne aussi l’inférieure et humble animalité, hors de soi et en soi. Ne le doit-on pas ? C’est ici un peu trop de subtilité sans doute, qui toutefois fait bien saisir que l’équilibre entre le ventre et le cœur, et même la tête, est autre chose que tempérance et courage, autre chose, plus difficile et plus beau, autant qu’il serait plus difficile et plus beau de vivre que de mourir. Cette pensée s’accorde assez à notre rustique Socrate, et non moins à ce Platon devenu vieux qui retourne en Sicile, et médite, selon une formule fameuse depuis, plutôt sur la vie que sur la mort. Voilà un exemple de ces détours, en cette doctrine prodigieusement riche, et de cette secrète correspondance entre la vie retirée et la vie selon les lois de l’État. Il y aurait donc de la fraternité, comme nous disons, dans la justice, au lieu qu’il n’y en a point dans la tempérance ni dans le courage. Platon nous ouvre ces chemins et bien d’autres. Suivant par là, vous retrouverez encore une fois l’idée, l’énigmatique idée, qui toujours nous jette d’objet en objet, et qui ne montre que les objets, non elle-même.