Aller au contenu

Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 25-36).

II

PROTAGORAS

« Il y a chance que lui, qui est plus vieux que nous, soit aussi plus sage ; et s’il surgissait ici de terre jusqu’au cou, il aurait bientôt réfuté mes faibles pensées, et toi qui les approuves, et aussitôt rentrerait sous terre. »
(Thééthète.)

Le personnage que je veux évoquer maintenant, et qui doit nous éclairer en son centre même la réflexion platonicienne, ce n’est pas l’homme cultivé, bien disant, un peu retenu et secret, que l’on voit dans le Protagoras. Il s’agit du Protagoras qui revit dans le Thééthète, de ce penseur redoutable qui, trop peu soutenu par un disciple d’occasion, à la fin, et sur l’appel de Socrate, sort de terre jusqu’au cou, et, disant cette fois ce qu’on ne dit jamais, détruit à ras de terre toute vérité, tout savoir et toute bonne foi. Aucun résumé ne dispense de lire ce Thééthète, qui semble ne pas conclure, mais qui fait voir le plus franc combat de l’esprit contre lui-même, et aussi la plus éclatante victoire, et la plus positive. Et cette manière, qui est propre à Platon, de montrer ce qui est jeu, de cacher ce qui est pensée, enfin d’avancer fort loin sans que le lecteur s’en doute, et d’éclairer soudain des précipices de profondeur, cela même est tellement mesuré sur notre puissance d’attention, sur nos courts efforts, sur cette timidité et même cette pudeur qui nous détourne de tout dire, qu’il est certainement impossible de comprendre Platon par procureur ; toutefois, peut-être par procureur on peut commencer à l’aimer. Sachez donc qu’une fois, en cette courte et belle histoire de la pensée occidentale, une fois seulement Protagoras a tout dit ; une fois il a retourné comme un sac le système sans espérance et sans amour. Une fois et une seule fois, à cette extrême pointe de l’audace, l’esprit s’est retrouvé par son contraire, et s’est soutenu et sauvé sans aucun secours extérieur, sans hypothèse aucune, sans pieux mensonge, sans enchantement, par une lumineuse présence à lui-même. Mais c’est assez annoncer.

La science, c’est la sensation. Voilà la thèse, ou plutôt l’antithèse, puisqu’elle se développe en intrépides négations. Connaître c’est éprouver ; c’est se trouver à la rencontre de la chose qui nous aborde et de nous qui l’abordons. Mélange. Mais ici paraît Héraclite, le poète de l’insaisissable. Mélange de deux tourbillons, car tout change, tout vieillit, tout s’écoule, et tu ne te laves pas deux fois dans le même fleuve, Ainsi, toi qui connais, tu es fleuve ; tu ne reviens jamais, tu fuis ; tu n’es jamais ceci ; tu passes à cela ; et l’objet de même, autre fleuve ; ce qu’il allait être, déjà il ne l’est plus ; et le soleil lui-même s’éteint. Il est bien plaisant de vouloir que le mélange de ces deux flux soit un seul moment ceci ou cela ; que couleur soit ceci ou cela, que chaleur soit ceci ou cela. Toutes nos propositions sont fausses, parce qu’elles ne peuvent courir avec leur objet. Ce vrai, que tu fixes et arrêtes, est faux par cela seul que tu le fixes et l’arrêtes. Le temps d’ouvrir la bouche, déjà ce que tu vas dire, si scrupuleusement que tu le dises, ne correspond plus à rien. Reste donc bouche ouverte ; ou bien dis par précaution : « Pas plus ceci que cela ; d’aucune manière ; nul moyen ». Voilà la pensée droite ; et la pensée droite, c’est qu’il n’y a pas de pensée droite.

Très bien. Mais nous vivons. Les cités se forment par tous genres de commerce et d’entreprise ; elles demandent des lois à Protagoras et elles s’en trouvent bien. Que signifie ? C’est qu’il y a des opinions qui réussissent. Non qu’elles soient vraies. Comment voulez-vous qu’elles soient vraies ? Mais elles font que l’on dure, que l’on s’accroît, que l’on triomphe, et que Protagoras survit en des statues honorées. Et comment Protagoras a-t-il saisi et retenu ces opinions salutaires ? C’est qu’au lieu de chercher le vrai, et fort de ceci qu’il est fou de chercher le vrai, il a observé seulement les hommes et les peuples en leur histoire, remarquant les effets, mais sans vains efforts pour les expliquer. Les opinions estimées ne sont que d’avantageuses coutumes. Et que vous importe qu’elles soient vraies ou fausses ? Toutefois je devine, pauvres gens, que cela vous importe ; et soit. L’homme d’État a pour fonction propre de prouver que ces opinions utiles sont vraies. Telle est la fin de l’éloquence, qui ainsi trompe les hommes pour leur bien. Idée qui retentit en nous tous, par mille souvenirs qu’elle réveille, d’esclavage, d’indignation, de résignation. Pascal aussi a rebondi sur cette idée ; mais c’est qu’il en a eu peur. « Il ne faut point dire au peuple que les lois ne sont pas justes. » Et combien d’autres, avant ou après Pascal, ont eu occasion de se conseiller eux-mêmes, selon la même prudence : « Il ne faut pas dire au peuple qu’il est utile de croire à l’enfer ; il faut leur dire qu’il y a un enfer. » Et nous, imitant de même cette forme, et la rapprochant de nos propres soucis : « Il ne faut point dire au peuple qu’il n’y a point de guerres justes. » Qui n’a pas pensé cela, parmi ceux qui donnent des lois à leur patrie ?

Mais plutôt personne ne le pense ; personne ne s’ouvre à lui-même jusque là. Personne ne se le permet, dès qu’il fait métier de persuader. Comment persuader si tu ne crois pas ? Et, par une suite de ton beau système, n’est-il pas avantageux de croire soi-même ce qu’on veut prouver aux autres ? Ne vas-tu pas faire un grand serment à toi-même, de désormais penser comme vraies les opinion avantageuses ? Et, comme nous voyons dans nos guerres, s’il est avantageux de croire qu’on a raison, pourquoi le sophiste, qui sait faire croire cela, se priverait-il de le croire lui-même ? On ne trouve guère de ces politiques qui ont deux pensées, l’une pour le peuple et l’autre pour eux-mêmes. Bien plutôt sont-ils sincères à croire que ce qui leur est avantageux est vrai ; car quoi de plus sincère que l’ambition ? Aussi, ce que Protagoras ose dire ici, il ne l’a point pensé. Mais c’est Platon, en son dialogue avec son contraire qui est aussi lui-même, c’est Platon qui s’est délivré de honte ; c’est Platon qui a parlé vrai contre le vrai. Hé oui, cela même est vrai et irréfutable qui va contre tout genre de vrai et d’irréfutable. Point extrême, où de sa propre mort et de son propre bûcher, comme le Phénix, la pensée va renaître toute. Protagoras n’est vivant que mort. Les voyages des âmes, image familière et toujours présente en Platon, figureront cette condition étrange en toutes nos idées, de mourir souvent, pour renaître à une meilleure existence. Dialogues des morts. Le même Héraclite, surnommé l’Obscur, disait que nous vivons la mort des dieux, et que les dieux vivent notre mort. Platon seul a su nous suspendre dans le temps vrai, où les idées meurent et renaissent, car aucun temps n’est que par celui-là. Et, par cette magie il renaît tout, et ses renaissances renaissent toutes, à chaque fois qu’on le lit. Ainsi l’immortel est le vrai ; il est vrai que qui a pensé pensera, et que penser c’est penser cela même, immobile et mobile. Platon est, comme on sait, le plus grand poète peut-être de cette autre vie, dont nos pensées sont l’étoffe, et qui ne peut en aucun sens ni commencer ni finir. Chacun pressent que cette autre vie est la vraie vie, s’il y a du vrai au monde. Aussi l’imagination est déjà rassurée par ces images de l’éternité. Nous voilà heureux de ces contes, et c’est ce repos qui nous fait enfants. Toutefois ce bonheur est un grand signe aussi pour les hommes. Soyez tranquilles, Platon va nous payer de strictes raisons.

Concevons le célèbre cheval de bois ; donnons-lui des yeux, des oreilles, des narines, et que les choses y fassent empreinte. Ce n’est pas ainsi que nous pensons ; l’odeur n’est pas ici et la couleur là, mais la couleur et l’odeur sont pensées ensemble dans l’objet. Me voilà donc à rassembler mes sens en quelque sens commun, cerveau ou comme on voudra dire, où les sensations soient ensemble. Mais c’est encore cheval de bois. Les parties de ce sens commun font encore qu’une sensation n’est point où est l’autre ; ou bien, s’il n’a pas de parties, nous sommes à la pensée, à l’âme, enfin à ce qui n’est point chose. Mais ce genre d’argument ouvre le chemin à d’étonnantes remarques, qui font entrevoir l’idée. Car, s’il vous plaît, cette pensée que les sensations sont différentes, cette pensée aussi que la vue n’est point l’ouïe, où est-elle ? Et cette pensée que les sensations sont plusieurs, où est-elle ? Et cette pensée que les parties du sens commun sont plusieurs, où est-elle ? Mieux, cette pensée de plusieurs est-elle elle-même plusieurs ? Nous voilà ramenés aux cinq osselets, humble exemple. Mais Socrate dit dans le Phédon quelque chose qui est encore plus simple et plus désespérant, par cette évidence qu’il fait paraître et qu’aussitôt il cache. Car, dit-il, il ne savait plus comment deux et deux pouvaient faire quatre ; bien pis, il ne savait plus comment un et un pouvaient faire deux. Est-ce le premier un qui devient deux, ou le second, ou quoi ? Mais est-il possible que un devienne deux ? Et enfin, ces cinq osselets, comment sont-ils cinq ? Le cinquième fait cinq, mais ce n’est pas lui qui est cinq ; ni lui, ni aucun des autres. Le cinq est en tous et comme posé sur eux, indivisible. Le cinq est sans parties ; le cinq n’est pas une chose ; le cinq ne périt point ; il ne devient point ; il ne vieillit point. Le cinq, c’est une pensée. Mais ce n’est pas assez dire ; car ce n’est pas parce qu’on y pense que le cinq est cinq. Il était cinq avant ; il est cinq encore après. Dans les nombres il à sa place éternelle, et sa nature que rien ne corrompt. C’est une idée.

Ici sans doute je me trompe, par aller trop vite, par ne point suivre cette loi de patience et de précaution que les Dialogues nous enseignent. Je veux faire monnaie et chose de ce qui n’est ni monnaie ni chose. J’ai trop vite conclu que le cinq est fils du ciel ; car il est fils de la terre aussi, par ces osselets. Je les fais sauter, je les disperse, je les rassemble ; ils sont toujours cinq. Mais sans ces différences qu’ils jettent à mes sens, sans cette autre loi qui les repousse et les déplace les uns par les autres, de façon qu’ils soient toujours séparés et chacun en son lieu, penserais-je cinq ? Et dans ce cinq, qui les fait cinq, n’est-ce pas le même un que je retrouve aussi en quatre, en trois, en deux, par qui deux est un nombre, trois, un nombre, quatre, un nombre ? Et comment cet un peut-il être deux, et trois, et quatre ? Par sa nature ? Par la rencontre ? Toujours est-il que cet un du plusieurs n’est pas un par le plusieurs. Bien plutôt c’est le plusieurs qui est plusieurs par l’un. Car c’est l’un qui rassemble. Mais tous les uns ainsi rassemblés sont un.

En ces étranges et invincibles pensées, j’entrevois seulement que l’un n’est pensé dans le nombre que par son rapport à lui-même, par cette opposition et distinction qui fait qu’il est le même en tous et pourtant autre. Non pas en même temps le même et en même temps autre ; mais plutôt il semble que l’un se meut et se transporte, selon un ordre qui fait naître les nombres, éternellement naître les nombres. Et puisqu’il y a ici quelque loi de production qui fait naître toujours les mêmes nombres selon le même ordre, en cette loi serait la vérité éternelle des nombres, et peut-être l’idée. Ainsi il se pourrait bien que l’idée de cinq ne soit pas elle-même cinq, et que cinq ne soit nombre que par tout l’ordre des nombres. Finalement, ce jeu énigmatique, que Platon me laisse ici le soin de mener comme je pourrai, me fait connaître, ou tout au moins soupçonner, que l’idée est toujours hors d’elle-même, toujours autre chose que ce que je connais d’elle, et que penser c’est se dépasser en cette réflexion, toujours cherchant l’idée de l’idée, ce qui est ne point se prendre à la chose ni se laisser tromper à la chose, peut-être. Une pensée n’est point comme une pierre. Ainsi, que le Thééthète me laisse comme suspendu, cela même m’instruit.