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Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 5

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Paul Hartmann (p. 73-94).

V

LA CAVERNE

…afin que nous passions du songe à la réalité de la veille.
(Le Politique.)

Si nous regardons par la tranche une roue qui tourne, et qui porte en un de ses points un signal, nous croyons voir le signal allant et revenant, plus vite au milieu de sa course, moins vite aux extrémités ; et nous ne pourrons comprendre ce mouvement tant que nous ne saurons pas ce qu’il est en réalité, c’est-à-dire le mouvement d’une roue. C’est à peu près ainsi que nous voyons la planète Vénus aller et venir de part et d’autre du soleil ; et cette apparence est inexplicable jusqu’au jour où nous supposons un mouvement de cette planète à peu près circulaire autour du soleil. Toutefois ce mouvement, dont la première apparence est comme l’ombre ou la projection, est lui-même en quelque sorte illisible, tant que nous ne savons pas y retrouver des mouvements plus simples, dont nous sachions compter la vitesse. Étrange condition que la nôtre ! Nous ne connaissons que des apparences, et l’une n’est pas plus vraie que l’autre ; mais, si nous comprenons ce qu’est cette chose qui apparaît, alors par elle, quoiqu’elle n’apparaisse jamais, toutes les apparences sont vraies. Soit un cube de bois. Que je le voie ou que je le touche, on peut dire que j’en prends une vue, ou que je le saisis par un côté. Il y a des milliers d’aspects différents d’un même cube pour les yeux, et aucun n’est cube. Il n’y a point de centre d’où je puisse voir le cube en sa vérité. Mais le discours permet de construire le cube en sa vérité, d’où j’explique ensuite aisément toutes ces apparences, et même je prouve qu’elles devaient apparaître comme elles font. Tout est faux d’abord et j’accuse Dieu ; mais finalement tout est vrai, et Dieu est innocent. Je me permets ces remarques, qui ne sont point dans Platon, mais qu’il nous invite à faire lorsqu’il compare nos connaissances immédiates à des ombres : car toute ombre est vraie ; mais on ne peut savoir en quoi elle est vraie que si l’on connaît la chose dont elle est l’ombre. Il y a une infinité d’ombres du même cube, toutes vraies. Mais qui, réduit à l’ombre, borné là, attaché là, pourra comprendre que ces apparences sont apparences d’un même être ? L’ombre d’une équerre sera quelquefois une ligne mince. L’ombre d’un œuf sera quelquefois ronde. C’est de la même manière qu’un ballon qui s’élève dans l’air, ou un liège qui s’élève dans l’eau, semblent tout à fait différents d’une pierre qui tombe. Mieux, la pierre qui s’élève et la pierre qui tombe, n’est-ce pas le même mouvement uniforme qui se continue, joint au même mouvement accéléré qui se continue ? Ces exemples étaient mal connus des anciens, et sans doute aussi de Platon. Le miracle est ici qu’on n’a point trop de toute notre science, et de ses plus profondes subtilités même, si l’on veut comprendre tout à fait la célèbre allégorie de la caverne. Retenons l’exemple facile du cube, de ce cube que nul œil n’a vu et ne verra jamais comme il est, mais par qui seulement l’œil peut voir un cube, c’est-à-dire le reconnaître sous ses diverses apparences. Et disons encore que, si je vois un cube, et si je comprends ce que je vois, il n’y a pas ici deux mondes, ni deux vies ; mais c’est un seul monde et une seule vie. Le vrai cube n’est ni loin ni près ni ailleurs ; mais c’est lui qui a toujours fait que ce monde visible est vrai et fut toujours vrai,

Ouvrage pur d’une éternelle cause.

Ces remarques préliminaires font comprendre ce que c’est qu’erreur. Platon se plaît à montrer, dans Le Sophiste et dans Le Théétète, que nul ne peut penser le faux, puisque le faux n’est rien. En ces deux dialogues, comme en tous, il ne se presse pas de conclure ; et l’on peut même remarquer que cette difficulté ne l’inquiète guère. C’est que toutes les touches sont indirectes, en ces œuvres qui visent d’abord à nous éveiller. Et cette impossibilité que l’erreur soit n’a plus d’effet si l’on rassemble, comme il faut faire, les ombres et les idées. Car les idées ne changent point les ombres ; mais plutôt par les idées on comprend que les ombres sont vraies, qu’il n’y a point à les changer, et, pour citer une grande parole de Hegel, que ce monde nous apparaît justement comme il doit. Mais c’est le sophiste qui manque au monde. C’est le sophiste qui ne veut point que l’apparence soit vraie. Les degrés du savoir, pour dire autrement, ne sont point entre des objets, les uns, qui sont idées, se montrant comme au-dessus des autres. Dans le fait il ne manque rien aux autres, aux apparences, que la réflexion de l’esprit sur ce qu’il pense en elles. Le sophiste perçoit un cube comme nous le percevons ; mais il ne veut pas penser qu’il le pense. Ainsi, cherchant l’idée séparée, il ne lui trouve point d’objet ; et, pensant l’objet séparé, il n’en trouve point d’idée. Rien n’est pour lui ; tout est faux. Mais rien n’est faux. On aperçoit que le salut de notre pensée n’est pas loin de nous. Autant faudra-t-il dire, en termes plus émouvants, du salut de notre âme. Mais qu’un long détour, et une sorte de voyage à travers le discours, soit ici nécessaire, nous devrions le savoir mieux que Platon ; et, au contraire, il semble que le soleil de cet heureux temps soit de jour en jour plus loin de nous et plus étranger. Patience ; tout sera expliqué, et par Platon lui-même. Ces préliminaires sont pour faire attendre la plus fine, la plus achevée, la plus profonde des leçons que l’homme ait reçue de l’homme. On jugera si c’est trop dire.

Nous sommes donc semblables à des captifs, nous qui recevons ainsi le vrai à la surface de nos sens, à des captifs qui seraient enchaînés, le dos tourné à la lumière, et condamnés à ne voir que le mur de la caverne sur lequel des ombres passent. Et décrivons d’abord ce monde des captifs et cette vie des captifs en cette cave, supposant qu’ils parlent entre eux ; et n’oublions pas aussi que ces ombres leur apportent plaisir, douleur, maladie, mort, guérison. On aperçoit que le plus grand intérêt de ces captifs est de reconnaître ces ombres, de les prévoir, de les annoncer. D’abord ils appelleront objets et monde véritable ces ombres, car ils ne connaissent rien d’autre. Et puis si quelques-uns, par une mémoire plus sensible, remarquent certains retours et certaines ressemblances, et ainsi annoncent ce qui va arriver, ils nomment sages et chefs ces hommes-là. Non sans disputes ; non sans méprises, puisqu’il suffira qu’un même objet soit tourné autrement devant la flamme pour que son ombre soit prise pour un nouvel être, comète, éclipse. D’où un grand tumulte en cette prison, des sortes de preuves, des maladroits et des habiles, une gloire et des acclamations ; enfin des hommes qui auront raison, étrange manière de dire, par le souvenir et les archives, comme on sait que les Égyptiens annonçaient les éclipses sans savoir ce que c’était qu’éclipse. Grand pouvoir, mais petit savoir. Il faut un long détour avant que l’on sache l’éclipse, par mouvements composés. Comprenez pourtant que, dans cette prison, et parmi ces hommes attachés par le cou, et incapables de tourner seulement la tête vers les choses véritables, il y aura des écoles, des concours, des récompenses, des degrés, des triomphes. Que les uns vivront selon la première apparence, comme ces sauvages qui croient que la lune est malade, au lieu que d’autres, inscrivant mieux les apparitions, et comme en une cire plus fine, connaîtront les retours et annonceront la terreur et la joie. Il y aura une science dans cette caverne, et des instituts. Il y aura même une réflexion et une critique. Protagoras finira par soupçonner qu’il est enchaîné comme les autres, et il le prouvera à ses amis ; mais il prouvera au peuple, par les effets, que c’est une admirable chose que le savoir. Suivons l’idée ; rendons-nous la familière. Il y aura une sorte de justice dans cette caverne, et une sorte d’injustice, par des opinions utiles ou nuisibles ; et l’on mettra sans doute en prison quelques-uns de ces prisonniers, parce qu’ils auront mal prévu le retour des ombres.

Ici paraissent les degrés du savoir. Car ces captifs vivront presque tous selon la nature, c’est-à-dire se laisseront aller aux mouvements de précaution que provoque toute apparence, même nouvelle ; ils se disposeront comme d’instinct pour saisir ou pour repousser, et telle sera leur pensée. Voilà le vraisemblable, qui est le plus bas degré du savoir, et le plus bas degré aussi de l’opinion. Mais les sophistes, en cette cave, jugeront par plus longue mémoire et même d’après les communes archives ; ainsi ils perdront moins de leurs forces à craindre et à espérer ; ils agiront selon la coutume, selon le croire ; et ces deux degrés composent ensemble cette connaissance des captifs, que l’on nomme l’opinion. Et qu’il puisse y avoir une opinion vraie, c’est ce qui est évident, en ce sens que ceux qui annoncent l’éclipse d’après les archives Égyptiennes l’annoncent aussi exactement que ceux qui savent ce que c’est qu’éclipse selon la loi et la preuve. Au-dessus s’étend la science ; et l’on a déjà entrevu deux degrés aussi dans ce savoir. Car, celui qui entend la preuve du géomètre, il est encore bien loin d’avoir réfléchi sur la différence qu’il y a entre ce savoir et l’opinion vraie ; il ne sait pas encore ce que c’est qu’idée ; encore moins ce que c’est que pensée. Toutefois les captifs ne formeront nullement cette science par leur expérience ; et la raison en est que leur expérience suffit, comme on dit que la géométrie empirique suffisait aux Égyptiens. Il faudra donc quelque événement d’esprit, quelque rupture de cette coutume, et l’idée étonnante de ne plus regarder les ombres, mais de regarder en soi. Telle est l’évasion.

Donc je délivre l’un d’eux ; je le traîne au grand jour. Il voit le feu ; il voit les objets dont les ombres étaient les ombres ; il voit tout l’univers réel, et le soleil même, père des feux et des ombres. Mais admirez. Il se bouche d’abord les yeux ; il crie qu’il ne voit plus rien ; il veut revenir en sa chère caverne, et retrouver ses chères vérités, et ce demi-jour qu’il nommait raison. Cependant je l’adoucis en ménageant ses yeux. Je lui fais voir les choses au crépuscule, ou bien dans le reflet des eaux, où les clartés sont moins offensantes. Et puis le voilà assez fort pour contempler les objets eux-mêmes, à la pleine lumière du soleil. Comme il a hâte de revenir dans la caverne, où sans aucun doute il sera roi, puisqu’il sait maintenant de quoi les ombres sont faites ! Mais Platon le tire encore et le dresse, jusqu’à ce qu’il ait pu contempler au moins un petit moment le soleil lui-même. Alors seulement tu seras roi, pour le bien de tous et pour ton propre bien.

Transposons. Les ombres de la caverne, ce sont ces apparences sur le mur de nos sens. Les objets eux-mêmes, ce sont ces formes vraies, comme du cube, que nul œil n’a vues ; ce sont les idées. Cette délivrance se fait par le discours. Ces reflets moins difficiles à saisir, pour un regard moins accoutumé, ce sont ces figures dessinées selon l’idée, et qui soutiennent le discours du géomètre. Les objets du monde réel, ce sont les rapports intelligibles qui donnent un sens aux apparences, mais dont l’apparence, au rebours, ne peut donner le secret. Ce voyage du captif délivré, c’est le détour mathématique, non pas seulement à travers les reflets ou figures, qui sont encore des sortes d’ombres, mais jusqu’à ces relations sans corps que le discours seul peut saisir, jusqu’à ces simples, nues et vides fonctions, qui sont le secret de tant d’apparences et qui sont grosses de tant de créations ; jusqu’à cette pure logique, déserte aux sens, riche d’entendement ; admirable au cœur, puisque l’homme ne s’y soutient que par le seul souci du bien penser, sans autre gain. Mais le soleil ? C’est ce Bien lui-même, qui n’est point idée, qui est tellement au-dessus de l’idée, tellement plus précieux que l’idée ! Et de même que le soleil sensible non seulement fait que les choses sont vues, mais encore nourrit et fait croître toutes les choses et les fait être, de même le Bien, soleil de cet autre monde, n’est pas seulement ce qui fait que les idées sont connues, mais aussi ce qui les fait être. Et certes celui qui aura contemplé un peu les idées, s’il revient dans la caverne, saura déjà prédire à miracle ; on le nommera roi ; ce ne sera pourtant point un roi suffisant, parce qu’il n’aura pas contemplé le bien.

Ici s’élèvent des interprétations pieuses et belles, auxquelles il faut d’abord que l’on s’arrête. Il s’est fait en beaucoup d’hommes comme un reflet de Platon, qui est déjà assez beau. Et afin d’imiter un peu la prudence platonicienne, et de soulager l’attention, développons d’abord une idée assez facile. Il se peut que l’homme qui sait se plaise maintenant à cet autre monde ; il se peut qu’on soit forcé de le traîner de nouveau dans la caverne. Il se peut que, de nouveau enchaîné, il ne sache plus d’abord discerner les ombres, et que d’abord il soit ridicule, parmi des captifs qui de longtemps savent si bien tout ce qu’un captif peut savoir. Donc il voudra s’évader encore ; mais c’est ce qu’il ne faut point permettre, sinon juste autant qu’il est utile pour faire revue des idées et ne les pas oublier. C’est ainsi que les chefs, après une guerre, après une croisière, après quelques années d’administration, devraient retourner à l’école, ou plutôt au monastère de méditation, mais non pas pour s’y enfermer à toujours. C’est dire que l’homme doit revenir, et instruire et gouverner, et en même temps s’instruire et se gouverner. Entendons que dans cette caverne, et parmi ces captifs, et le carcan au cou, c’est la vie vraie, et qu’il n’y en a point d’autre. Ou plutôt, c’est cette vie-là qui doit être l’autre vie et la vraie vie. Platon excelle, par la poésie qui lui est propre, à rassembler et disperser les idées et les ombres comme sur une scène éternelle, faisant paraître, à chaque détour de pensée et de passion, un éclair de paradis sur une caravane d’ombres misérables. Et tout cela ensemble a justement la couleur de notre réelle pensée. Car qu’est-ce que vivre, ô crépuscule ? Mais que n’est-ce pas aussi que penser ? Ici peut-être le sens des religions ; et toute la Divine Comédie est en la moindre de nos pensées. Toutefois, puisqu’il faut que le sévère entendement circonscrive cette métaphore, et la sauve elle-même de mourir, c’est pour cela que j’avais écrit un si long préambule ; car il faut savoir qu’il n’y a plus rien de faux dans les ombres, dès qu’on y voit les idées ; et c’est ce monde-ci qui est le plus beau et le plus vrai, et, bien mieux qui est le seul. Le sage est celui qui sauve jusqu’à ses ombres, et sa propre ombre. Mais les hommes se tiennent rarement à leur poste d’homme. Les uns se réfugient aux idées pures et au monastère d’esprit ; les autres trop tôt reviennent à l’action comme dans un rêve où le vrai n’est plus que souvenir. Je veux maintenant conter une histoire vraie. Il n’y a pas quarante ans, les matelots de Groix savaient bien aller à la Rochelle. Par quelle rencontre avaient-ils su l’angle de route qu’il fallait suivre ? Toujours est-il qu’ils avaient cette opinion vraie. Et, une fois rendus à La Rochelle, ils suivaient les autres pêcheurs jusqu’à un banc connu et fameux. Mais aucun d’eux n’eut jamais l’idée qu’un autre angle de route devait les mener tout droit sur le lieu de la pêche. Là-dessus, on institue une école de pêche, et l’on enseigne aux petits garçons, par géométrie empirique, par reflets des idées, l’art de trouver la route sur la carte et de faire le point. Aux vacances, tous ces mousses allèrent à la pêche avec leurs pères, et firent l’essai de leurs talents. Les résultats parurent si merveilleux que plus d’un père voulut garder son fils avec lui, comme un savant pilote, et que plus d’un fils s’enivra d’exercer ce nouveau pouvoir, au lieu de revenir à l’école de pêche, aux calculs, aux leçons. Et au rebours on peut imaginer que le mieux doué de ces enfants alla d’école en école, donnant leçon d’idée après l’avoir reçue, et méprisant désormais la pêche et la navigation. Ainsi Platon a bien dit qu’il faut supplier le sage et même le forcer, s’il oublie ses compagnons.

Il reste à expliquer ce Bien, qui n’est pas une idée, et qui est la source des idées. Et l’on peut entendre que c’est trop peu de savoir, si l’on ne se propose point, soit en son savoir, soit dans les actions que le savoir rend possibles, quelque fin supérieure ; et qu’enfin c’est la volonté bonne qui seule donne prix et valeur aux idées. Au reste, puisque ce Bien ou ce Parfait est le plus être des êtres, il va sans difficulté que c’est lui qui fait être les idées, comme aussi tous les êtres pensants et toutes les choses.

Au sujet de cette théologie, qui a couvert une partie du monde, il faut reconnaître que Platon a dit, ici et là, de quoi nourrir des siècles de pensée mystique, par exemple, dans le Théétète, que le travail du sage est d’imiter Dieu. Je ne méprise point cette sagesse ; et j’accorde qu’elle est d’une certaine manière dans Platon ; seulement elle en recouvre une autre, bien plus pressante, bien plus positive, bien plus près de nous. Et, quoique la mystique chrétienne offre des profondeurs mieux que métaphoriques, je n’ai pas l’opinion qu’elle ait jamais touché au plus intime notre bien et notre mal, comme Platon a fait. Cela paraîtra, je l’espère, assez dans la suite. Mais dès maintenant nous devons rendre compte de ceci, qu’il manque beaucoup à la science, et même tout, si, remontant cette route d’intelligence qui va des choses aux idées, elle n’aperçoit pas un bien substantiel aux idées, de même ordre qu’elles, quoiqu’en valeur il les surpasse infiniment. Toute imagination surmontée, cette condition doit paraître dans le problème positif de la connaissance humaine ; d’où s’élèvera la foi des incrédules, qui est la plus belle. Et voici comment je l’entends.

Nos idées, par exemple de mathématique, d’astronomie, de physique, sont vraies en deux sens. Elles sont vraies par le succès : elles donnent puissance dans ce monde des apparences. Elles nous y font maîtres, soit dans l’art d’annoncer, soit dans l’art de modifier selon nos besoins ces redoutables ombres au milieu desquelles nous sommes jetés. Mais, si l’on a bien compris par quels chemins se fait le détour mathématique, il s’en faut de beaucoup que ce rapport à l’objet soit la règle suffisante du bien penser. La preuve selon Euclide n’est jamais d’expérience ; elle ne veut point l’être. Ce qui fait notre géométrie, notre arithmétique, notre analyse, ce n’est pas premièrement qu’elles s’accordent avec l’expérience, mais c’est que notre esprit s’y accorde avec lui-même, selon cet ordre du simple au complexe, qui veut que les premières définitions, toujours maintenues, commandent toute la suite de nos pensées. Et c’est ce qui étonne d’abord le disciple, que ce qui est le premier à comprendre ne soit jamais le plus urgent ni le plus avantageux. L’expérience avait fait découvrir ce qu’il faut de calcul et de géométrie pour vivre, bien avant que la réflexion se fût mise en quête de ces preuves subtiles qui refusent le plus possible l’expérience, et mettent en lumière cet ordre selon l’esprit, qui veut se suffire à lui-même. Il faut arriver à dire que ce genre de recherches ne vise point d’abord à cette vérité que le monde confirme, mais à une vérité plus pure, toute d’esprit, ou qui s’efforce d’être telle, et qui dépend seulement du bien penser.

Je trouverai un exemple simple dans ce mouvement de réflexion qui a marqué les dernières années du xixe siècle. L’illustre Poincaré fut amené à dire son mot là-dessus justement au sujet d’une preuve bien connue de cette proposition, que l’on peut intervertir l’ordre des facteurs sans changer le produit. Cette preuve pour les yeux, qui consiste à proposer des points bien rangés, par exemple quatre rangées de trois points chacune, enlève toute espèce de doute, semble-t-il, par ce genre d’expérience que l’on nomme intuition. Mais Poincaré rappela que la science rigoureuse refuse cette preuve, remontant de la multiplication à l’addition, et encore des nombres à l’unité, pour recomposer ensuite et par degrés la proposition dont il s’agit, à travers plusieurs pages de transformations assez difficiles à suivre. Cet exemple est propre à faire voir qu’un esprit scrupuleux sait encore douter de ce qui ne fait pas doute, et prendre le chemin le plus long, comme Platon aime à dire. Il ne suffit donc point qu’une proposition soit vraie selon la chose ; il faut encore qu’elle soit vraie selon l’esprit. Et, bref, ici se montre la règle du bien penser, qui repose sur elle-même. Cela revient à dire qu’il y a un devoir de bien penser, et advienne que pourra. L’esprit est ici sa propre fin et son propre bien.

Platon, dans La République, s’explique assez là-dessus ; il s’agit seulement de penser ce qu’il dit. On peut aller en deux sens, à travers les idées. On peut descendre de l’hypothèse aux conséquences, en prenant l’hypothèse pour vraie ; on marche alors vers l’expérience et les applications ; mais on peut et même on doit, si l’on prétend à l’honneur de penser, remonter au contraire d’hypothèse en hypothèse, jusqu’à ce qui est premier et catégorique. C’est voir ou entrevoir, ou tout au moins soupçonner l’esprit, source des idées, et cette manière de prouver qu’il tire toute de soi. Celui-là seul qui s’est tourné par là connaît les preuves comme preuves. Et qu’est-ce donc que Protagoras ? Ce n’est point un ignorant ; nous supposerons même qu’il sait autant qu’homme du monde. Seulement il ne se sait point esprit. Les yeux toujours tournés vers ce royaume inférieur qui lui est promis, il considère seulement en quoi les idées s’appliquent à l’expérience ; il glisse aisément à prendre pour une hypothèse seulement commode ce qui s’accorde avec la loi de l’esprit. Ayant laissé se perdre ce côté du vrai, il perd aussi l’autre, disant qu’il n’y a que des idées utiles ou nuisibles, non point des idées vraies ou fausses. Et, puisqu’il ne faut point dire au peuple qu’il n’y a ni vrai ni faux, parce qu’il n’y aurait plus alors ni juste ni injuste, le voilà qui s’accommode à la fois à la moyenne et à la basse opinion, trahissant deux fois sa propre pensée dans le moindre de ses discours. C’est sauver son corps et perdre son esprit ; cela faute d’avoir aperçu le Bien au delà des idées. Et ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que ce genre d’esprit n’a jamais fini de descendre, par cette faute des fautes qui consiste à rabaisser l’esprit au rang de moyen ; ce qui, de mille manières, et par divers chemins, conduit le politique à ce niveau où nous le voyons toujours. Il en est du vrai comme du juste. Si vous n’êtes pas juste pour le principe, vous n’êtes plus juste du tout. Si vous méprisez la vraie preuve, vous n’êtes plus esprit du tout. Telle est l’histoire étonnante de nos chutes ; et la mythologie n’y ajoute jamais que des métaphores.