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Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 95-108).

VI

TIMÉE

Une image mobile de l’éternel…
Dieu sensible, image du créateur, très grand, très bon, très beau, tel est ce ciel unique.
(Timée).

En haut, en bas, métaphores qui expriment ces élévations et ces chutes, ces pardons et ces recommencements qui sont notre lot. On n’oserait pas dire que l’immense existence est décrite comme elle est dans les célèbres images du Gorgias, du Phédon, de La République. Mais aussi Platon a bien su nous dire que ces visions de passé, d’avenir, de morts, de renaissances, ne sont point le monde tel que Dieu l’a fait. Le Timée n’offre point de ces nuages, de ces couchants, de ces crépuscules. Au contraire, d’une clarté fixe, il éclaire le royaume des ombres. Ici est le vrai soleil, au regard de qui l’effrayante éclipse n’est rien. Mais, comme il n’est pas mauvais de faire jouer encore l’ombre qui nous fit peur, de même nous devons, encore une fois et plus, nous dessiner à nous-mêmes l’apparence de ce qui fut et de ce qui sera. Ces voyages de mille ans, ces épreuves, ces nouveaux choix, ces résurrections sans souvenir, ces célèbres tableaux qui imitent si bien la couleur des songes, tout cela représente à merveille notre situation humaine, et ce sérieux frivole, ce mélange de boue et d’idées, et encore cette âme insaisissable, indicible, qui veut que tout cela soit, qui s’évertue, qui s’égare et à chaque instant se sauve, et de nouveau se perd, toujours naïve et de bonne foi. Car nous sommes ainsi faits, de ce mélange, qu’il n’y a point de chute sans rebondissement, ni non plus de sublime sans rechute. Chaque jour nous retombons dans l’enfer des songes, et toujours plus bas que nous ne croyons, par ce mépris de penser. Chaque jour le plus sage des hommes détruit et dévore, et ne peut même se délivrer du plaisir, moins incommode que la douleur, mais plus humiliant quelquefois. Heureux peut-être celui qui ne trouve pas trop de plaisir à redescendre. Heureux celui qui est d’abord puni. Mais, comme disait Socrate, ce sera donc toujours à recommencer ?

Tout recommence ; tout fut plus beau ; tout fut pire. Toutes les vertus ont fleuri : toutes les fautes sont faites. Mais l’oubli, cette mort, recouvre nos expériences. Aussi l’on voit les âmes du Gorgias, sur le chemin de l’épreuve, tristes, et portant leur condamnation écrite sur leur dos ; ainsi chacun juge son voisin. Cette sorte de lumière traversante, sans aucune preuve, est propre à Platon. Je vois Socrate plus raisonneur, plus près de terre, plus sévère aussi. Il me semble que l’âme hautaine de Platon se pardonnait plus de choses. Et n’est-il pas vrai aussi qu’il fut trompé jusqu’à l’extrême vieillesse, formant l’espoir encore de sauver les hommes malgré eux et par la force des lois ? C’est compter trop sur le Démiurge, ou plutôt c’est imiter du Démiurge ce que très justement il n’a point fait. C’est erreur d’imagination, erreur de poète. C’est croire que le destin sera meilleur demain qu’il ne fut hier. Mais le destin est immuable, comme ces immobiles mouvements du Timée nous le font entendre ; et c’est parce que le destin est immuable que notre sort dépend de nous. Socrate se taisait ; mais il sut oser ; il sut obéir ; il sut mourir. Peut-être ne fit-il qu’une seule métaphore, lorsqu’il demanda si l’on pouvait faire libation de la coupe funèbre, et que cela lui fut refusé. Ces traits ne s’inventent point. N’est-ce pas ici le même homme qui, dans sa prison, apprenait à jouer de la lyre ? « Pourquoi, demande le geôlier, pourquoi veux-tu apprendre à jouer de la lyre, puisque tu vas mourir ? » — « Mais, répondit-il, pour savoir jouer de la lyre avant de mourir. » Cette confiance inexprimable, qui est la vie même en sa naïveté, en sa renaissance, Platon, éternel disciple, sut l’exprimer dans le langage du corps, qui ne trompe point, mais qui n’instruit aussi que par une pieuse imitation. L’espérance n’est que le chant de la vertu. Car, parce que tout se tient dans cette existence si bien ajustée, et puisque la durée n’est jamais pensée qu’éternelle, il se peut bien que l’existence suffise à tout, et que l’homme n’ait pas tant besoin de Dieu. C’est pourquoi le Démiurge du Timée, après qu’il a arrondi les cercles incorruptibles selon le même et selon l’autre, et après qu’il a poli le tout par le dehors, afin d’achever une bonne fois toute l’existence, se retire alors en lui-même, laissant aux dieux inférieurs, aux génies, aux hommes, aux bêtes, à courir chacun leur chance sous l’invariable loi. Ce que signifie cette prompte mort des cités florissantes, soit par le feu, soit par l’eau, étrange prologue de cette création, et l’Atlandide au fond de la mer, récif ou banc de vase qui détourne à peine nos barques. Cette parole a retenti plus d’une fois comme un chant d’allégresse à l’homme qui surmonte : « Cela fut déjà, et cela sera toujours ».

Ici titubera, sur la barque sensible,
À chaque épaule d’onde un pêcheur éternel.


Et si tu demandes pourquoi, c’est que tu ne sais pas ce que c’est qu’un pourquoi. Comme la chute n’est pas d’autrefois, mais de maintenant, le salut n’est pas de l’avenir, mais de maintenant ; et chaque minute suffit à qui pense, comme aussi des siècles sont néant à celui qui entasse. Ainsi, la mythologie se replie toute, du fond des âges et du fond des cieux, se replie toute sur la moindre de nos pensées. Ici, le Phédon ouvre ses profondeurs. Revivre encore ? Risque. Beau risque. Mais qu’y fait la durée ? Ne revis-tu pas maintenant de ton sommeil ? Ne revis-tu pas assez, puisque c’est maintenant ? Et qu’as-tu affaire de cet avenir qui n’est point ? Où l’éternel mieux que dans une pensée ? Autant vaudrait attendre au lendemain d’être sage, et de savoir, et de pouvoir. Qu’est-ce que savoir demain ? Qu’est-ce que pouvoir demain ? Socrate, apprends la musique.

Il n’y a point de pensée au monde qui soit aussi positive, aussi pressante, aussi adhérente à la situation humaine que celle de Platon. Tel est le poids de Socrate à cet esprit naturellement ailé, de Socrate, si directement attaché à vivre en chaque moment, à s’éveiller et à se sauver en chaque moment. Il est vrai aussi que, par le bonheur d’ajourner, qui est propre à l’imagination, les heureuses pensées de notre poète se projettent dans le temps, ombres sur ombre. Ainsi le progrès se développe dans un avenir immense et sans fin, où mille ans sont comme un instant. À cet avenir répond un passé sans commencement, et ce peuple des âmes, qui retrouve en chaque incarnation toutes ses pensées sans le souvenir. Contes ? Le difficile est de dire où commence le conte ; car on ne peut méconnaître, dans le Phédon, un effort suivi en vue de donner au conte la consistance d’une pensée. C’est le seul cas, il me semble, dans tout Platon, où, au lieu de chercher sans trouver, on pose d’abord, au contraire, ce que l’on veut prouver, et l’on en cherche les preuves. Il est vrai aussi que tout tremble un peu dans le Phédon. Non que Socrate ait peur ; mais tous ces hommes sont comme accrochés à lui. Eux, ils risquent maintenant de mourir. C’est pourquoi l’espérance accourt des temps passés ; il leur faut d’autres âmes, et qui soient déjà mortes plus d’une fois. Déjà mortes ? Mais que fait leur âme et la nôtre, sinon mourir et revivre en ces pensées qu’il faut toujours refaire ? Seulement, il fallait un peu de temps avant de contempler la mort de Socrate sous l’aspect de l’éternel. Par une rencontre de malheur, qui ne fut malheur qu’un instant, Platon n’assista point Socrate en cette mort. Et cette mort, par cette absence, commença d’exister. Ainsi l’absence est jugée.

Au reste, après cette recherche émouvante, et cette chasse aux ombres, c’est encore Socrate qui nous rassure, ramenant ce passé et cet avenir à soi. Cette vie future, c’est un risque à courir, et ce risque est beau ; maintenant beau. Il est beau maintenant de faire comme si l’on y croyait et de s’enchanter soi-même. Or, les raisons pourquoi cela est beau et pourquoi celui qui s’enchante discipline comme il faut l’imagination, ces raisons paraîtront dans la suite. Mais il faut maintenant rechercher ce que signifie cet enchantement, et quel genre d’être il fait être. Tous les anciens nomment ombres, après Homère, ces âmes qui ont vécu et qui ne sont pas tout à fait mortes. Or, par la Caverne, nous savons ce que ce sont que des ombres. Il se trouve qu’entre les mythes Platoniciens, celui-là signifie exactement ce que nous sommes, ce que nous pensons, et ce que nous sauvons par l’intelligence dans cette présente vie. L’évasion, on l’a compris, n’est que métaphore. Les idées sont la vérité des ombres, et en elles. L’imagination est réduite par l’autre sens de cette parabole étonnante, où, parce que chaque terme matériel a un sens intellectuel bien déterminé, il ne reste plus rien à croire, sinon que le penser sauve tout le croire. Ainsi il n’y a point de risque. Il n’y a point de caverne, ni de carcan ; il n’y a qu’un homme que l’on éveille. C’est un autre monde, et c’est toujours le même monde. Ciel des idées, idées descendantes, et d’abord transcendantes, tout cela n’est que métaphores ; le lieu convient aux ombres. Le détour mathématique se fait sans un mouvement du sage, par un refus seulement des ombres, et puis par une réflexion sur les ombres. Car rien n’est faux dans les ombres ; rien n’est faux ici que le jugement de l’homme. Il se présentera encore un autre mythe entièrement vrai, et qui ramènera en cette vie tout le jugement dernier, en cette vie la peine, et par la faute même. Deux fois nous aurons entendu Platon à ne s’y point tromper. C’est assez pour que nous ne nous trompions pas à ses autres images.

Réminiscence, vie antérieure, vie future, comment Platon l’entend-il ? Il l’entend, dirais-je, comme il entend que les âmes choisissent leur paquet, ou comme il entend que le captif s’évade. Je ne découvre point la géométrie ; je la retrouve, je la reconnais ; que signifie ? C’est qu’où je ne la voyais point, quand je l’entends je sais que je la voyais. Cela, que vous me prouvez, je le savais ; cela était déjà vrai, ici, devant moi. Le temps est aboli. Au reste le temps est aboli dès que l’on pense le temps ; avenir, présent, passé, tout est ensemble. Le passé ne peut rien être de passé. Ce qui a existé, c’est ce que je dois présupposer pour expliquer le présent, un état moins parfait et plus parfait à la fois. Ensemble l’âge d’or et la barbarie, le paradis et la chute. Si je retrouve la géométrie, c’est que je la savais ; mais, si je la retrouve, c’est que je l’avais perdue. Le temps passé signifie seulement une faute que je n’aurais pas dû commettre. Hors de ce débat contre moi-même, il n’y a pas de passé. Si les choses vieillissaient, elles seraient mortes depuis longtemps. Saisissez ici quelque chose de cette nature éternellement la même, par ce retour des saisons grandes et petites. Ce retour est l’image de l’éternel ; et c’est par là peut-être que l’on peut commencer à comprendre l’argument des contraires dans le Phédon, après l’avoir jugé impénétrable. Car c’est quand le soleil est en bas que l’on annonce qu’il sera en haut, mais encore bien mieux, en cette vie pensante, je ne trouve le temps et le changement que par ce passage du sommeil au réveil et du réveil au sommeil, qui est en toute pensée. Ainsi c’est bien la réminiscence qui prouve la vie antérieure, et c’est bien la vie antérieure qui prouve la vie future. Penser cela, c’est penser. De passé en passé, d’avenir en avenir, le temps déroule ses avenues, bien vainement ; c’est toujours la situation présente qui est le vrai de toutes les autres. C’est folie de penser qu’une longue erreur prépare à connaître, et qu’une longue faute fait aimer la vertu. En revanche il n’est point d’homme qui n’ait formé quelquefois cette idée qu’un beau moment vaut à lui seul un long temps de vie somnolente. Au reste, long temps et court temps ne sont que des ombres en ma présente vie. Sous l’aspect de la durée, la vie ne serait donc qu’un songe. Cette pensée résonne partout en Platon.

Par opposition à ce monde des mourants, estimez à son juste prix cette étincelante peinture du Timée, autre songe, mais dont le sens éclate lorsque l’on a erré assez longtemps dans les sentiers crépusculaires. En ces idées entrelacées selon leur loi, en cette âme du monde brassant le chaos et lui communiquant ces mouvements balancés, en toutes ces âmes au-dessous sauvant ces mêmes mouvements contre l’usure de la pierre et du sable, en ces éléments eux-mêmes qui découvrent en leur désordre une sagesse fixée, cristalline, les petits triangles, image de la vraie géométrie, en ce grand édifice je reconnais ma demeure, l’ordre immense auquel je suis soumis, et qui n’est qu’ordre, pour moi ou contre moi selon ce que je voudrai. Sans pouvoir prendre à la lettre cette création pour toujours, j’y reconnais cette grande idée d’un monde raisonnable, sans aucune faute ; et il faut bien toujours que je reconnaisse qu’il n’y a point d’erreur dans ces actions et réactions de choses qui ne sont que choses ; ainsi il faut toujours que je les nomme aussi idées, comme les petits triangles me le font entendre. Mais cette matière parfaite et indifférente me fait comprendre aussi ce que c’est que raison abandonnée et sagesse qui se fie au lendemain. Tout cela le même et toujours le même. Car quand l’Atlandide revivrait, quand l’âge d’or revivrait, quand la république de Platon gouvernerait les hommes pour le mieux, il n’y aurait pas pour cela un atome de vertu dans leurs âmes, et tout serait à faire d’instant en instant, tempérance, courage, justice, sagesse, sous la pression de la terre originelle, éternellement originelle. Toujours l’homme devra accorder cette tête ronde, à forme de ciel, avec le bouillonnant thorax, lieu de colères, éternel lieu des colères, avec l’insatiable ventre, éternelle faim. Et cet accord ne sera jamais ni tête, ni thorax, ni ventre ; cet accord ne sera jamais chose. Les choses font tout ce qu’elles peuvent, et tout ce qu’elles peuvent est déjà fait et refait ; ainsi, toujours autres, elles sont autres, peut-on dire, toujours de la même manière. Le pied nous porte impétueusement, repoussant la terre par sa forme ; la main saisit par sa forme ; le ventre désire par sa forme ; le cœur ose par sa forme ; et rien de tout cela n’est un homme. Ne te fie point à ce qui dure.