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Origine et progrès de la puissance des Sikhs/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.


Mariage de Kharak Singh, héritier présomptif de Randjit Singh. — Le colonel Ochterlony y assiste. — Shah Shoudja est forcé de livrer le Koh-i-nour. — Mauvais traitemnens essuyés par ce prince. — Sa fuite à Loudiana. — Conquête du Cachemir par le visir Fateh Khan. — Acquisition d’Attak par Randjit Singh.


1812-1813.


Le commencement de l’année 1842 fut employé par la cour de Lahor en préparatifs destinés à célébrer avec la magnificence convenable le mariage de Kounwar Kharak Singh. Il épousait la fille de Djeimal de Ghani, le chef à qui Randjit Singh avait enlevé Pathan Kôt dans le Djalandhar Taraï. Une invitation fut adressée à Loudiana au colonel Ochterlony pour le prier d’honorer la cérémonie de sa présence ; et un ambassadeur lui ayant été envgyé pour le conduire à Lahor, il passa le Satledj le 23 janvier suivi d’une escorte peu nombreuse à laquelle il joignit, pour complaire à Randjit Singh, une pièce d’artillerie légère. En effet ce prince désirait vivement savoir comment cette partie de l’artillerie était servie dans l’armée anglaise. Le colonel se fit accompagner des radjas de Naba, Djhind et Keïthal, et à son arrivée près d’Amritsar, le 28, il reçut le Istagbal, ou rencontre d’honneur, de la part du chef sikh, qui avait dans cette occasion solennelle mandé tous ses serdars à sa cour. Toute la nation paraissait se réunir pour célébrer magnifiquement ce mariage.

La cérémonie s’accomplit à la résidence du serdar Djeïmal Singh, à Fatehgarh ; et après sa conclusion, le 6 février, toute l’assemblée retourna à Amritsar. Sada Kounwar seule n’était pas présente, une indisposition fut prétextée pour excuser son absence ; mais le mécontentement qu’elle éprouva en se voyant trompée dans l’espoir qu’elle avait de voir Randjit Singh, son gendre, reconnaître publiquement pendant les cérémonies les enfans jumeaux de sa fille, fut généralement regardé comme la cause réelle de son absence.

Randjit Singh reçut le colonel Ochterlony avec une distinction particulière, il chargea ses principaux officiers de lui montrer tout ce qui méritait d’être vu à Lahor, il le pressa de prolonger son séjour pour assister aux fêtes du Houli qui allaient être célébréés en mars. Le colonel déclina cet honneur pour lui-mème ; mais les chefs sikhs qui étaient venus avec lui acceptèrent avec joie une invitation semblable : et le bheï de Keïthal obtint du souverain de Lahor pendant les orgies qui accompagnèrent les fêtes la concession de Goudjarawal sur la rive protégée du Satledj. La confiance entière témoignée dans cette circonstance par Randjit Singh au colonel Ochterlony contrasta avec la soupçonneuse défiance qui avait présidé à la réception de M. Metcalfe. Randjit Singh montra ses troupes au colonel et particulièrement les nouveaux bataillons qu’il formait ; il alla même jusqu’à lui faire voir les fortifications de Lahor, les nouveaux ouvrages qu’il élevait pour les améliorer et joindre la Djama Masdjid à son palais. Son prudent ministre Mokham Tchand et le serdar Gandha Singh blâmèrent, dit-on, de telles communications faites à l’agent officiel d’une nation qui pourrait peut-être un jour en profiter contre lui. Mais Randjit observa avec finesse que si telle était leur pensée ils auraient dû le détourner d’envoyer une invitation au colonel, car il était trop tard alors pour lui montrer de la défiance.

Après les cérémonies et les fêtes, les armées de Lahor reprirent leurs opérations actives. Kounwar Kharak Singh fut envoyé avec des forces imposantes contre Bhimbhar et Radjaori, où Sultan Khan, le chef musulman du premier de ces districts passait pour un ennemi formidable. Il avait récemment défait et tué son parent Ismaïl Khan qui par suite d’événemens antérieurs avait été mis en possession d’une grande partie du territoire. Dal Singh fut en même temps envoyé avee un autre corps d’armée pour butiner et faire payer le tribut à Mozaffar Khan de Moultan ; une troisième armée, sous les ordres de Desa Singh, fut envoyée à Kangra. Randjit Singh en personne se dirigea par le Djalandhar du côté du Taraï où il convoqua les divers chefs montagnards et fit avec eux de nouveaux arrangemens relatifs à un accroissement de tribut. La reprise de Shoudjanpaur fut la seule usurpation qu’il se permit dans le cours de cette campagne. À son retour à Lahor, le 23 mai, Randjit Singh y reçut la nouvelle des succès obtenus par Kharak Singh contre Bhimbhar, Djammou et Akhnour. Lefils de Kounwar fut honoré de la concession de ces places qui lui formèrent un djagir confié à l’administration de Bheï Ram Singh. Dal Singh était parvenu de son côté à extorquer une somme considérable à Mozaffar Khan de Moultan.

En août de la même année, Djeimal Singh, beau-père de Kharak Singh, mourut tout à coup ; le bruit courut qu’il avait été empoisonné par sa femme. Randjit Singh se porta comme héritier de tous les trésors accumulés par ce chef durant une longue vie de parcimonie et d’usure. Une partie de ses richesses était lors de sa mort prêtée à intérêt aux mahadjans d’Amritsar. Ils furent tous sommés de rendre leurs comptes au trésor de Lahor. Dans le mois suivant les familles des deux ex-shahs de Caboul, Shah Zaman et Shah Shoudja vinrent chercher un asile à Lahor. Le dernier de ces princes avait encore vu de nouveaux malheurs s’ajouter à toutes ses infortues ; après avoir échappé au mauvais succès de l’entreprise qu’il avait formée en septembre précédent, il tomba entre les mains de Djahan Dad Khan, gouverneur d’Attak, qui l’envoya à son frère Ata Mohammed de Cachemir ; celui-ci le fit charger de chaînes. Shah Zaman désespéré amena la famille de son frère et la sienne dans la capitale des Sikhs. Randjit Singh en effet affectait de montrer un vif intérêt pour les infortunes et le destin de Shah Shoudja, il paraissait même disposé à attaquer le Cachemir pour lui rendre la liberté et lui assurer la souveraineté de cette province. Il préparait alors son expédition contre Bhimbhar dans les montagnes de Pir-Pandijal. Il sut amener par ces démonstrations l’épouse de Shah Shoudja à croire et à faire espérer à son époux qu’il trouverait un allié dans le souverain de Lahor. Le shah s’échappa de prison pendant l’attaque du vizir Fateh Khan contre le Cachemir, et se laissa conduire à Lahor par toutes les espérances qu’on lui-avait données. Il sortit sans accident du Cachemir par les montagnes de Pir-Pandjal ; là il rencontra l’armée de Mokham Tchand et se rendit avec lui à Lahor où il éprouva encore de nouvelles persécutions. Elles lui furent suscitées par le violent désir de Randjit Singh de s’approprier le Koh-i-nour et d’autres joyaux de prix qu’on assurait être encore en la possession de Shah Shoudja. Le récit des moyens par lesquels on parvint à les lui extorquer se rapporte à des temps postérieurs.

Après le Dasrah et la saison des pluies l’armée sikhe fut réunie et conduite par Randjit Singh en personne contre les chefs musulmans de Bhimbhar et de Radjaori, qui, bien qu’affaiblis par les expéditions précédemment dirigées contre eux, résistaient encore. Ils convoquèrent toutes leurs forces, s’appuyèrent sur une ligne des chefs et djagirdars de leur foi et sur les secours du gouvernement de Cachemir. Les possessions de ces chefs commandaient les approches des montagnes de Pir-Pandjal et l’on doit penser que dès cette époque Randjit Singh songeait à la conquête du Cachemir à laquelle l’occupation de Bhimbhar et de Radjaori devait servir de préliminaire. L’armée sikhe remporta sur les chefs confédérés une victoire signalée, et Randjit Singh, profitant de ses succès, occupa Bhimbhar et Radjaori dans les premiers jours de novembre ; il reçut la soumission des chefs de ces places le 13 de ce mois. Les autres confédérés se réfugièrent dans le Cachemir où ils furent reçus par le gouverneur Ata Mohammed.

Fateh Khan, vizir de Shah Mahmoud, était alors sur l’Indus où il était venu punir les deux frères qui gouvernaient Attak et le Cachemir de l’assistance prêtée par eux à Shah Shoudija ; il voulait de plus recouvrer ces deux provinces pour le royaume de Caboul. Il avait envoyé devant lui un détachement de 8,000 Afghans à Rohtas et il avait commencé ses opérations contre Ata Mohammed de Cachemir, au moment où Randjit Singh soumettait à son autorité les chefs de Bhimbhar et de Radjaori. Les deux armées de Lahor et de Caboul se trouvaient alors si rapprochées l’une de l’autre que les deux chefs désirèrent avoir une entrevue pour s’expliquer sur leurs vues et leurs intentions mutuelles : Randjit Singh envoya donc des agens chargés de faire des ouvertures dans ce sens et invita le vizir à se rendre à une entrevue sur le Djilam afin d’y concerter une expédition en commun contre le Cathemir. Fateh Khan, non moins désireux de s’entendre avec les Sikhs, accepta la proposition et l’entrevue eut lieu le 1er décembre. Il y fut décidé que Randjit Singh tiendrait à la disposition du vizir une armée sous les ordres du ministre Mokham Tchand, et donnerait toutes facilités aux troupes afghanes d’entrer dans le Cachemir par les défilés de Radjaori qu’il venait de soumettre. Un corps auxiliaire d’Afghans pour l’aider à soumettre Moultan et une part dans le butin que devait rapporter la conquête du Cachemir furent les conditions stipulées en retour. Randjit Singh désirait une portion des revenus de la vallée, mais le politique vizir refusa toute participation permanente aux contributions de la province et préféra accorder un nazarana de neuf lakhs de roupies à prendre sur les dépouilles promises. À ces conditions il obtint la coopération de 12, 000 Sikhs, sous les ordres de Mokham Tchand, les armées alliées commencèrent leur marche tandis que Randjit Singh retournait à Lahor. Les neiges empêchèrent d’abord leurs progrès et les Sikhs, moins aguerris contre les rigueurs de l’hiver des montagnes que les troupes du nord, furent laissés en arrière par le vizir qui, pénétrant dans la vallée en février, chassa Ata Mohammed de ses positions, s’empara de toutes les places fortifiées et enfin soumit tout le pays en peu de temps sans recevoir beauçoup d’assistance de Mokham Tchand et des Sikhs. Randjit Singh fit grand bruit à Lahor de la joie qu’il ressentit en apprenant ces heureuses nouvelles ; il parlait de cette conquête comme d’une gloire qui lui appartenait autant qu’au vizir. Mais une habile intrigue se nouait alors que l’expédition de Cachemir mit bientôt en lumière. Djahan Dad Khan, gouverneur d’Attak, désespérant après la défaite de son frère dans le Cachemir, de pouvoir résister tout seul au vizir et sachant qu’il n’avait pas grande faveur à attendre de lui, avait déja entamé une négociation avec Randjit Singh, à qui il promit de rendre Attak à condition qu’un djagir lui sérait donné en retour. En conséquence Randjit Singh, lorsqu’il était retourné à Lahor, avait laissé dans le voisinage de l’Indus un fort détachement sous les ordres de Deïa Singh chargé d’occuper cette importante forteresse aussitôt que les circonstances le permettraient. En mars 1813, Randjit Singh apprit qu’elle était au pouvoir de son lieutenant et gouvernée en son nom. Il ne perdit pas de temps pour renforcer ses troupes d’un convoi considérable, pourvu de toutes les choses nécessaires pour mettre la place dans un état complet de défense.

Devi Das et Hakim Aziz-oud-din furent envoyés pour statuer sur le sort du pays dépendant d’Attak. Le vizir Fateh Khan protesta contre cette usurpation, et prétendant qu’elle l’avait libéré des conditions auxquelles il avait obtenu l’assistance des Sikhs, il les renvoya sans leur donner aucune part du butin fait dans l’expédition. Il nomma son frère Azim Khan gouverneur du Cachemir, et se dirigea sur Attak, après avoir demandé à Randjit Singh qu’il eût à lui rendre sa conquête. Mais la négociation traîna en longueur, et il va sans dire que le vizir fut joué par le Sikh.

Avec le ministre Mokham Tchand arriva à Lahor Shah Shoudja, dont on exigea aussitôt, ainsi que de sa première épouse, le fameux diamant connu sous le nom de Kok-i-nour[1] ; un djagir et une forteresse furent promis en retour. Le shah prétendit ne pas posséder le précieux joyau, et la Vafa Bégam[2] déclara qu’il avait été donné en gage à un mahadjan qui avait fourni des secours au shah dans sa détresse. Randjit Singh, refusant d’ajouter foi à ces allégations, plaça des gardes autour de la résidence du shah, et ordonna qu’on ne laissât entrer ni sortir personne sans les plus minutieuses recherches. La famille exilée résista à cette dure réclusion : alors on la priva de vivres, et pendant deux jours le shah, avec ses femmes, sa famille et ses serviteurs, furent soumis aux plus cruelles privations ; mais sa fermeté ne se démentit pas. Randjit Singh, par égard pour sa propre réputation, voulut employer des moyens plus adroits, et ardonna qu’on fournit des vivres aux exilés. Le 1er avril il fit produire à son darbar deux notes attribuées au shah et adressées au vizir Fateh Khan et aux chefs afghans ; le malheureux prince y dépeignait ses souffrances et priait ses alliés d’unir leurs efforts pour le délivrer. On dit qu’elles avaient été interceptées ; mais généralement on crut qu’elles avaient été fabriquées. Il devenait alors nécessaite de prendre des précautions contre les intrigues et les machinations du shah : une garde de deux compagnies sikhes des corps nouvellement formés, fut ajoutée à celle qui veillait continuellement dans sa demeure ; on le menaça de le transférer à Govindgarh ; on employa les traitemens les plus indignes pour forcer sa résistance et obtenir le fameux diamant. Après avoir fait d’inutiles remontrances, le shah recourut à la ruse : il demanda deux mois de délai pour retirer le diamant, qu’il affirmait être dans les mains des mahadjané ; et il ne pourrait le faire, disait-il, qu’avec quelques lakhs de roupies. Randjit Singh lui accorda, bien qu’à contre-cœur, la trève demandée, et les mauvais traitemens furent suspendus pendant quelque temps. Mais ils se renouvelèrent avant l’expiration du délais ; et Shah Shoudja, intimidé et voyant bien que la rapacité du Sikh n’hésiterait pas même à attenter à sa personne, consentit enfin à ce qu’on exigeait de lui[3]. En conséquence, le 1er juin Randjit Singh, avec une suite peu nombreuse, se rendit auprès du Shah pour recevoir lui-même le précieux joyau. Il fut accueilli par le prince exilé avec beaucoup de dignité, et lorsque tous deux furent assis, un silence solennel s’établit qui dura près d’une heure. Alors Randjit impatient ordonna à l’un de ses serviteurs de rappeler au shah l’objet de sa visite. Le shah ne répondit pas, mais il fit signe des yeux à un eunuque, qui sortit et rapporta bientôt un petit paquet enveloppé qu’il plaça sur le tapis à égale distance des deux princes. Randjit ordonna à Bhouani Das d’ouvrir le paquet, et lorsqu’il eut reconnu le diamant, il se retira aussitôt avec son butin dans la main[4]. Le shah put jouir alors d’une liberté plus grande ; la garde fut retirée de son palais. Mais peu de jours après on intercepta une lettre d’un de ses officiers, Kazi Shir Mohammed, adressée à Mohammed Azim Khan. Elle contenait l’offre d’assassiner Randjit Singh et invitait le vizir Fateh Khan à profiter de cette circonstance pour faire une attaque sur Lahor. Le Sikh envoya chercher un des princes de la famille exilée et le chargea de remettre la lettre et celui qui l’avait écrite, car on s’en était emparé, entre les mains du shah. L’ex-empereur les renvoya tous deux en priant Randjit Singh de punir le coupable comme il le jugerait convenable. Dans l’espérance qu’on lui arracherait l’aveu de la complicité du shah, on lui fit appliquer des coups de bâton ; mais malgré tous les mauvais traitemens qu’on lui infligea, il persista à affirmer l’innocence de son maître. On le mit alors en prison, d’où Shah Shoudja parvint à le faire sortir moyennant 20,000 roupies.

Après son retour du Cachemir le vizir Fateh Khan s’était arrêté devant Attak et l’avait bloqué, en attendant le résultat des négociations qu’il avait entamées à Lahor pour qu’on le lui rendît. Le ministre Mokham Tchand fut envoyé dans le voisinage pour se tenir prêt à tout événement. Au commencement de juillet on reçut de lui la nouvelle que la garnison était réduite à une telle détresse, qu’à moins de recevoir de prompts secours elle serait forcée de se rendre. Randjit Singh tint conseil, et il fut décidé de secourir la ville, même dans le cas où cette tentative devrait entraîner des hostilités avec le vizir. Des ordres furent en conséquence expédiés au ministre, qui leva son camp de Bourhan et se mit en marche le 12 juillet 1813 pour les exécuter. Il fit peu de chemin ce jour là, et prit position sur un ruisseau défendu par un détachement de l’armée du vizir, qui se retira à la nuit. Le lendemain le général sikh suivit le torrent, pour que ses troupes fussent toujours fournies d’eau et prêtes à l’action, car le temps était très chaud. Il arriva dès le matin sur l’Indus, à environ cinq milles de la ville assiégée. L’armée de Caboul sortit alors de son camp pour l’empêcher d’avancer plus loin ; l’avant-garde se composait d’un corps de Musulmans Moulki soutenus par la cavalerie aux ordres de Dost Mohammed Khan. Les Sikhs firent leurs dispositions pour le combat ; la cavalerie fut partagée en quatre divisions ; le seul bataillon d’infanterie qui l’accompagnait se forma en carré. Les Moulkis chargèrent le bataillon avec résolution ; mais ils furent reçus avec un feu si bien nourri qu’ils tournèrent le dos après avoir perdu beaucoup de monde. Mokham Tchand voulut envoyer au secours de son bataillon des troupes fraîches et quelques pièces d’artillerie commandées par Ghousi Khan ; mais on n’obéit pas à ses ordres. Dost Mohammed fit alors une attaque à la tête de sa cavalerie, et les Sikhs compsmençaient à plier devant lui, lorsque le dewan en personne fit avancer deux pièces de canon dont la mitraille arrêta les Afghans. On était alors au milieu du jour, le soleil était accablant et un vent chaud soufflait au visage des Afghans : le vizir ne crut pas devoir ordonner à sa réserve de prendre part à l’action, et la bataille cessa ; car les troupes qui y avaient pris part étaient épuisées de fatigue. Le vizir passa l’Indus et se retira sur Peshaver, laissant au général sikh la liberté de ravitailler la forteresse. Après s’être acquitté de ce soin, Mokham Tchand retourna à Lahor en août pour y recevoir la récompense de ses services et porter plainte contre les officiers dont la désobéissance avait failli compromettre le gain de la bataille. Ils furent punis comme coupables d’intelligence avec l’ennemi : on découvrit que telle avait été, en effet, la cause de leur inaction.

Rien d’important ne se passa pendant la saison des pluies, en 1813 ; mais avant qu’elle ne fût écoulée, Randjit Singh commença les préparatifs d’une expédition dans le Cachemir. En octobre il visita Djawala Moukhi, et de là se dirigea par Sial Kot et Vizirabad, sur le Djilam, où il convoqua tous les djagirdars et les chefs tributaires des montagnes, avec leurs contingens. Chacun de leurs corps fut examiné avec une attention minutieuse, et des amendes leur furent imposées quand le nombre de leurs hommes ne se trouva pas au complet ou quand leur équipement ne fut pas satisfaisant. Ces grands préparatifs avaient pour but de mettre en campagne une artillerie imposante et d’améliorer le système de celle qui est montée sur des chameaux. Après avoir ainsi fait l’inspection de toute son armée, Randjit Singh passa le Djilam le 11 novembre et entra à Rohtas. En apprenant tous ces préparatifs, le vizir Fateh Khan s’était transporté de Pheshaver à Deradjat, sur la rive occidentale de l’Indus. Cette circonstance, ajoutée à la nouvelle que la neige rendait encore le passage impraticable dans les montagnes de Pir Pandjal, engagea Randjit Singh à suspendre son expédition jusqu’au printemps suivant. Il envoya donc un détachement s’emparer du passage des montagnes au-delà de Radjaori, choisir des places de dépôts pour les vivres et les munitions, et retourna par Rohtas à Lahor, où il arriva le 26 décembre.

La confiscation du territoire montagneux de Haripour et son adjonction au khalsa[5] de Lahor, fut le premier acte qui signala le retour du prince sikh dans sa capitale. Le radja Bhoup Singh, dont l’arrestation ét l’emprisonnement précédèrent cetté confiscation, reçut, quand elle fut accomplie, ur djagirdar de peu de valeur en compensation. Le second acte d’autorité de Randjit Singh fut encore plus inique. Ayant appris qué Shah Shoudja possédait encore quelque joyaux de prix, il les lui fit réclamér. Sur la déclaration du shah, qu’il n’en avait plus aucun en sa puissance, le Sikh voulut en juger par lui-même. Il envoya Bheïa Ram Singh, accompagné de quelque femmes, avec ordre de fouiller tous les appartemens et de lui apporter les coffres et les paquets qui appartenaient au shah. On les fit alors ouvrir par le chef des eunuques du shah, et Randjit Singh retint pour lui-mème les objets les plus précieux, les armes, les pistolets, les bijoux de femmes, et les tapis de quoi charger deux voitures. Il enjoignit ensuite au Shah de quitter ses jardins et son palais de Shahlemar pour habiter une maison ordinaire dans la ville où il fut soumis à une surveillance sévère. Après avoir ainsi souffert toute espèce d’indignités et de mauvais traitemens, celui-ci résolut de s’enfuir avec sa famille. Vers la fin de novembre, on vint apprendre à Randjit Singh que les femmes du shah s’étaient échappées de la maison où celui-ci était gardé. On employa les menaces et les promesses pour l’engager à déclarer le lieu de leue retraite mais ce fut en vain, il persista à dire qu’il ignorait le but et le motif de leur fuite. La ville fut fouillée, on défendit aux femmes de sortir voilées de chez elles, les marchands dépositaires de quelques sommes appartenant au shah ou aux membres de sa famille reçurent ordre de les verser au trésor de Lahor. Ces précautions furent prises trop tard, on apprit que les princesses avaient quitté la maison du shah sous le costume de femmes hindoues, et s’étaient rendues chez Balak Ram, agent ou correspondant de Sougan Tchand, riche banquier de Delhi et trésorier du gouvernement anglais dans cette résidence, Balak Ram leur avait fourni les moyens de sortir de la ville et de parvenir à Loudiana où elles étaient arrivées en sûreté. Là, elles s’étaient fait connaître au capitaine Birch, assistant, chargé provisoirement des affaires de cette résidence, qui les avait reçues avec une bienveillante hospitalité. Balak Ram fut arrêté par ordre de Randjit Singh pour la part qu’il avait prise à cette évasion, il fut obligé de montrer ses livres et de livrer tout ce qui lui avait été confié par le shah ou sa famille. Il n’eut d’ailleurs à subir aucun autre mauvais traitement.

En avril 1815, Shah Shaudja parvint lui-même à s’échapper sous un déguisement, malgré l’étroite surveillance dont il était l’objet. Ses gardes furent disgraciés, une récompense fut offerte à qui ramènerait le prisonnier, mais le shah parvint à gagner les montagnes où il fut reçu avec hospitalité par le faible radja de Kishtiwar. Là, il réunit un corps de 3,000 hommes et pendant l’hiver fit une tentative sur le Cachemir ; mais le froid l’empécha de traverser les montagnes de Pir Pandjal et dispersa sa petite troupe. Sa situation était alors désespérée, cependant après bien des détours et un long voyage dans les montagnes de Koulou, où il eut à supporter de cruelles privations, il parvint enfin, avec un petit nombre de serviteurs, à rejoindre sa famille à Loudiana, en septembre 1816. Il s’y plaça sous la protection du gouvernement anglais. Une pension annuelle de 50,000 roupies fut assignée au shah dans son exil, pendant tout le temps qu’il resterait sur le territoire anglais. À l’exception d’une entreprise malheureuse qu’il tenta encore en 1818, après le meurtre du vizir Fateh Khan, pour recouvrer son ancienne puissance, il a toujours depuis joui paisiblement de son asile à Loudiana. Il y a été rejoint par son frère aveugle, Shah Zaman, dont la pauvreté assura la liberté auprès de Randjit Singh. Une pension particulière de 24,000 roupies par an fut assignée à ce prince[6].

Nous avons anticipé sur l’ordre chronologique des événemens pour réunir tont ce qui a trait aux infortunes de ces malheureux princes. La première expédition de Randjit Singh contre le Cachemir nous force de rétrograder jusqu’à l’année 1814. Les événemens qui l’ont précédée ou accompagnée forment le sujet du chapitre suivant.

  1. Montagne de la Lumière.
  2. Bégam est un titre honorifique qui signifie princesse.
  3. Ce diamant a été décrit par Tavernier dans son Voyage à Delhi. C’est le plus gros de tous ceux qui sont connus. Les Hindous supposent qu’il a appartenu aux Pandous, de mythologique mémoire, avant de tomber au pouvoir des souverains mogols. Il a presque un pouce et demi de longueur sur un de large et un demi d’épaisseur. Nadir Shah l’enleva à la famille de Delhi, l’abdali Ahmed Shah en devint le maître après l’assassinat et le pillage des tentes de Nadir Shah. (Note de l’auteur.)

    Ce diamant fut montré à M. A. Burnes par Randjit Singh. Voy. Voyages de M. Burnes, traduits par M. Eyriès, vol. I, pag. 162. Paris, 1835.
  4. Ce passage réfute le roman dont les journaux nous ont entretenu il y a quelque temps. On racontait que le shah n’avait remis à Randjit Singh qu’une boule de cristal, après quoi il se serait enfui. Randjit l’aurait fait poursuivre, etc., etc. Le général Allard aurait même joué un rôle dans cette affaire. Or, il n’arriva dans le Penjab qu’en 1829. Nous n’avons pu savoir l’origine de ce conte.
  5. Le khalsa est le revenu des provinces administrées directement par le gouvernement de Lahor.
  6. Voir pour l’histoire de cette malheureuse famille le Voyage de M. Alexandre Burnes à Caboul et Boukhara, traduit par M. Eyriès. Paris, 1835, vol. II, chap. V, et vol. III, le chapitre relatif à l’histoire et au commerce du Caboul. — Victor Jacquemoni visita les deux frères à Loudiana. Voir ce qu’il en dit pages 352 et suivantes du premier volume de sa Correspondance. Paris, 1833.