Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/117

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leur, qui était le meilleur auparavant, est enfin devenu le pire.

Ainsi les hommes à qui l’on parle ne sont point ceux avec qui l’on converse ; leurs sentiments ne partent point de leur cœur, leurs lumières ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne représentent point leurs pensées ; on n’aperçoit d’eux que leur figure, et l’on est dans une assemblée à peu près comme devant un tableau mouvant où le spectateur paisible est le seul être mû par lui-même.

Telle est l’idée que je me suis formée de la grande société sur celle que j’ai vue à Paris ; cette idée est peut-être plus relative à ma situation particulière qu’au véritable état des choses, et se réformera sans doute sur de nouvelles lumières. D’ailleurs, je ne fréquente que les sociétés où les amis de milord Edouard m’ont introduit, et je suis convaincu qu’il faut descendre dans d’autres états pour connaître les véritables mœurs d’un pays ; car celles des riches sont presque partout les mêmes. Je tâcherai de m’éclaircir mieux dans la suite. En attendant, juge si j’ai raison d’appeler cette foule un désert, et de m’effrayer d’une solitude où je ne trouve qu’une vaine apparence de sentiments et de vérité, qui change à chaque instant et se détruit elle-même, où je n’aperçois que larves et fantômes qui frappent l’œil un moment et disparaissent aussitôt qu’on les veut saisir. Jusques ici j’ai vu beaucoup de masques, quand verrai-je des visages d’hommes ?

Lettre XV de Julie

Oui, mon ami, nous serons unis malgré notre éloignement ; nous serons heureux en dépit du sort. C’est l’union des cœurs qui fait leur véritable félicité ; leur attraction ne connaît point la loi des distances, et les nôtres se toucheraient aux deux bouts du monde. Je trouve comme toi que les amants ont mille moyens d’adoucir le sentiment de l’absence et de se rapprocher en un moment : quelquefois même on se voit plus souvent encore que quand on se voyait tous les jours ; car sitôt qu’un des deux est seul, à l’instant tous deux sont ensemble. Si tu goûtes ce plaisir tous les soirs, je le goûte cent fois le jour : je vis plus solitaire, je suis environnée de tes vestiges, et je ne saurais fixer les yeux sur les objets qui m’entourent sans te voir tout autour de moi.

Qui cantô dolcemente, e qui s’assise ;

Qui si rivolse, e qui ritenne il passo ;

Qui co’ begl : occhi mi trafise il core ;

Qui disse una parola, et qui sorrise.

Mais toi, sais-tu t’arrêter à ces situations paisibles ? Sais-tu goûter un amour tranquille et tendre qui parle au cœur sans émouvoir les sens, et tes regrets sont-ils aujourd’hui plus sages que tes désirs ne l’étaient autrefois ? Le ton de ta première lettre me fait trembler. Je redoute ces emportements trompeurs, d’autant plus dangereux que l’imagination qui les excite n’a point de bornes, et je crains que tu n’outrages ta Julie à force de l’aimer. Ah ! tu ne sens pas, non, ton cœur peu délicat ne sent pas combien l’amour s’offense d’un vain hommage, tu ne songes ni que ta vie est à moi, ni qu’on court souvent à la mort en croyant servir la nature. Homme sensuel, ne sauras-tu jamais aimer ? Rappelle-toi, rappelle-toi ce sentiment si calme et si doux que tu connus une fois et que tu décrivis d’un ton si touchant et si tendre. S’il est le plus délicieux qu’ait jamais savouré l’amour heureux, il est le seul permis aux amants séparés ; et, quand on l’a pu goûter un moment, on n’en doit plus regretter d’autre. Je me souviens de réflexions que nous faisions, en lisant ton Plutarque, sur un goût dépravé qui outrage la nature. Quand ses tristes plaisirs n’auraient que de n’être pas partagés, c’en serait assez, disions-nous, pour les rendre insipides et méprisables. Appliquons la même idée aux erreurs d’une imagination trop active, elle ne leur conviendra pas moins. Malheureux ! de quoi jouis-tu quand tu es seul à jouir ? Ces voluptés solitaires sont des voluptés mortes. O amour ! les tiennes sont vives ;