Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/118

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

c’est l’union des âmes qui les anime, et le plaisir qu’on donne à ce qu’on aime fait valoir celui qu’il nous rend.

Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle langue ou plutôt en quel jargon est la relation de ta dernière lettre ? Ne serait-ce point là par hasard du bel esprit ? Si tu as dessein de t’en servir souvent avec moi, tu devrais bien m’en envoyer le dictionnaire. Qu’est-ce, je te prie, que le sentiment de l’habit d’un homme ? qu’une âme qu’on prend comme un habit de livrée ? que des maximes qu’il faut mesurer à la toise ? Que veux-tu qu’une pauvre Suissesse entende à ces sublimes figures ? Au lieu de prendre comme les autres des âmes aux couleurs des maisons, ne voudrais-tu point déjà donner à ton esprit la teinte de celui du pays ? Prends garde, mon bon ami, j’ai peur qu’elle n’aille pas bien sur ce fond-là. A ton avis, les traslati du cavalier Marin, dont tu t’es si souvent moqué, approchèrent-ils jamais de ces métaphores, et si l’on peut faire opiner l’habit d’un homme dans une lettre, pourquoi ne ferait-on pas suer le feu dans un sonnet ?

Observer en trois semaines toutes les sociétés d’une grande ville, assigner le caractère des propos qu’on y tient, y distinguer exactement le vrai du faux, le réel de l’apparent, et ce qu’on y dit de ce qu’on y pense, voilà ce qu’on accuse les Français de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu’un étranger ne doit point faire chez eux ; car ils valent la peine d’être étudiés posément. Je n’approuve pas non plus qu’on dise du mal du pays où l’on vit et où l’on est bien traité ; j’aimerais mieux qu’on se laissât tromper par les apparences que de moraliser aux dépens de ses hôtes. Enfin, je tiens pour suspect tout observateur qui se pique d’esprit : je crains toujours que, sans y songer, il ne sacrifie la vérité des choses à l’éclat des pensées, et ne fasse jouer sa phrase aux dépens de la justice.

Tu ne l’ignores pas, mon ami, l’esprit, dit notre Muralt, est la manie des Français : je te trouve à toi-même du penchant à la même manie, avec cette différence qu’elle a chez eux de la grâce, et que de tous les peuples du monde c’est à nous qu’elle sied le moins. Il y a de la recherche et du jeu dans plusieurs de tes lettres. Je ne parle point de ce tour vif et de ces expressions animées qu’inspire la force du sentiment ; je parle de cette gentillesse de style qui, n’étant point naturelle, ne vient d’elle-même à personne, et marque la prétention de celui qui s’en sert. Eh Dieu ! des prétentions avec ce qu’on aime ! n’est-ce pas plutôt dans l’objet aimé qu’on les doit placer, et n’est-on pas glorieux soi-même de tout le mérite qu’il a de plus que nous ? Non, si l’on anime les conversations indifférentes de quelques saillies qui passent comme des traits, ce n’est point entre deux amants que ce langage est de saison ; et le jargon fleuri de la galanterie est beaucoup plus éloigné du sentiment que le ton le plus simple qu’on puisse prendre. J’en appelle à toi-même. L’esprit eut-il jamais le temps de se montrer dans nos tête-à-tête, et si le charme d’un entretien passionné l’écarte et l’empêche de paraître, comment des lettres, que l’absence remplit toujours d’un peu d’amertume, et où le cœur parle avec plus d’attendrissement, le pourraient-elles supporter ? Quoique toute grande passion soit sérieuse, et que l’excessive joie elle-même arrache des pleurs plutôt que des ris, je ne veux pas pour cela que l’amour soit toujours triste ; mais je veux que sa gaieté soit simple, sans ornement, sans art, nue comme lui ; qu’elle brille de ses propres grâces, et non de la parure du bel esprit.

L’inséparable, dans la chambre de laquelle je t’écris cette lettre, prétends que j’étais, en la commençant, dans cet état d’enjouement que l’amour inspire ou tolère ; mais je ne sais ce qu’il est devenu. A mesure que j’avançais, une certaine langueur s’emparait de mon âme, et me laissait à peine la force de t’écrire les injures que la mauvaise a voulu t’adresser ; car il est bon de t’avertir que la critique de ta critique est bien plus de sa façon que de la mienne ; elle m’en a dicté surtout le premier article en riant comme une folle, et sans me permettre d’y rien changer. Elle dit que c’est pour t’apprendre à manquer de respect au Marini, qu’elle protège et que tu plaisantes.

Mais sais-tu bien ce qui nous met toutes deux de si bonne humeur ? C’est son prochain mariage. Le contrat fut passé hier au soir, et le jour est pris de lundi en huit. Si jamais amour fut gai,