Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/32

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ce que je destine à pourvoir aux vôtres ? Je vais vous donner du contraire une preuve sans réplique. C’est que la bourse que je vous renvoie contient le double de ce qu’elle contenait la première fois, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de la doubler encore. Mon père me donne pour mon entretien une pension, modique à la vérité, mais à laquelle je n’ai jamais besoin de toucher, tant ma mère est attentive à pourvoir à tout, sans compter que ma broderie et ma dentelle suffisent pour m’entretenir de l’une et de l’autre. Il est vrai que je n’étais pas toujours aussi riche ; les soucis d’une passion fatale m’ont fait depuis longtemps négliger certains soins auxquels j’employais mon superflu : c’est une raison de plus d’en disposer comme je fais ; il faut vous humilier pour le mal dont vous êtes cause, et que l’amour expie les fautes qu’il fait commettre.

Venons à l’essentiel. Vous dites que l’honneur vous défend d’accepter mes dons. Si cela est, je n’ai plus rien à dire, et je conviens avec vous qu’il ne vous est pas permis d’aliéner un pareil soin. Si donc vous pouvez me prouver cela, faites-le clairement, incontestablement, et sans vaine subtilité ; car vous savez que je hais les sophismes. Alors vous pouvez me rendre la bourse, je la reprends sans me plaindre, et il n’en sera plus parlé.

Mais comme je n’aime ni les gens pointilleux ni le faux point d’honneur, si vous me renvoyez encore une fois la boîte sans justification, ou que votre justification soit mauvaise, il faudra ne nous plus voir. Adieu ; pensez-y.

Lettre XVIII à Julie

J’ai reçu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous : êtes-vous contente de vos tyrannies, et vous ai-je assez obéi ?

Je ne puis vous parler de mon voyage ; à peine sais-je comment il s’est fait. J’ai mis trois jours à faire vingt lieues ; chaque pas qui m’éloignait de vous séparait mon corps de mon âme, et me donnait un sentiment anticipé de la mort. Je voulais vous décrire ce que je verrais. Vain projet ! Je n’ai rien vu que vous, et ne puis vous peindre que Julie. Les puissantes émotions que je viens d’éprouver coup sur coup m’ont jeté dans des distractions continuelles ; je me sentais toujours où je n’étais point : à peine avais-je assez de présence d’esprit pour suivre et demander mon chemin, et je suis arrivé à Sion sans être parti de Vevai.

C’est ainsi que j’ai trouvé le secret d’éluder votre rigueur et de vous voir sans vous désobéir. Oui, cruelle, quoi que vous ayez su faire, vous n’avez pu me séparer de vous tout entier. Je n’ai traîné dans mon exil que la moindre partie de moi-même : tout ce qu’il y a de vivant en moi demeure auprès de vous sans cesse. Il erre impunément sur vos yeux, sur vos lèvres, sur votre sein, sur tous vos charmes ; il pénètre partout comme une vapeur subtile, et je suis plus heureux en dépit de vous que je ne fus jamais de votre gré.

J’ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter ; voilà ce qui me désole. Je ne suis point à plaindre dans la solitude, où je puis m’occuper de vous et me transporter aux lieux où vous êtes. La vie active qui me rappelle à moi tout entier m’est seule insupportable. Je vais faire mal et vite pour être promptement libre, et pouvoir m’égarer à mon aise dans les lieux sauvages qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir et vivre seul au monde, quand on n’y peut vivre avec vous.

Lettre XIX à Julie

Rien ne m’arrête plus ici que vos ordres ; cinq jours que j’y ai passés ont suffi et au delà pour mes affaires ; si toutefois on peut appeler des affaires celles où le cœur n’a point de part. Enfin vous n’avez plus de prétexte, et ne pouvez me retenir loin de vous qu’afin de me tourmenter.

Je commence à être fort inquiet du sort de ma première lettre ; elle fut écrite et mise à la poste en arrivant : l’adresse en est fidèlement copiée sur celle que vous m’envoyâtes : je vous ai envoyé la mienne avec le même soin, et si vous aviez fait exactement réponse, elle aurait déjà dû me parvenir. Cette réponse pourtant