Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/33

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ne vient point, et il n’y a nulle cause possible et funeste de son retard que mon esprit troublé ne se figure. O ma Julie ! que d’imprévues catastrophes peuvent en huit jours rompre à jamais les plus doux liens du monde ! Je frémis de songer qu’il n’y a pour moi qu’un seul moyen d’être heureux et des millions d’être misérable. Julie, m’auriez-vous oublié ? Ah ! c’est la plus affreuse de mes craintes ! Je puis préparer ma constance aux autres malheurs, mais toutes les forces de mon âme défaillent au seul soupçon de celui-là.

Je vois le peu de fondement de mes alarmes, et ne saurais les calmer. Le sentiment de mes maux s’aigrit sans cesse loin de vous, et, comme si je n’en avais pas assez pour m’abattre, je m’en forge encore d’incertains pour irriter tous les autres. D’abord mes inquiétudes étaient moins vives. Le trouble d’un départ subit, l’agitation du voyage, donnaient le change à mes ennuis ; ils se raniment dans la tranquille solitude. Hélas ! je combattais ; un fer mortel a percé mon sein, et la douleur ne s’es fait sentir que longtemps après la blessure.

Cent fois, en lisant des romans, j’ai ri des froides plaintes des amants sur l’absence. Ah ! je ne savais pas alors à quel point la vôtre un jour me serait insupportable ! Je sens aujourd’hui combien une âme paisible est peu propre à juger des passions, et combien il est insensé de rire des sentiments qu’on n’a point éprouvés. Vous le dirai-je pourtant ? Je ne sais quelle idée consolante et douce tempère en moi l’amertume de votre éloignement, en songeant qu’il s’est fait par votre ordre. Les maux qui me viennent de vous me sont moins cruels que s’ils m’étaient envoyés par la fortune ; s’ils servent à vous contenter, je ne voudrais pas ne les point sentir ; ils sont les garants de leur dédommagement, et je connais trop bien votre âme pour vous croire barbare à pure perte.

Si vous voulez m’éprouver, je n’en murmure plus ; il est juste que vous sachiez si je suis constant, patient, docile, digne en un mot des biens que vous me réservez. Dieux ! si c’était là votre idée, je me plaindrais de trop peu souffrir. Ah ! non, pour nourrir dans mon cœur une si douce attente, inventez, s’il se peut, des maux mieux proportionnés à leur prix.

Lettre XX de Julie

Je reçois à la fois vos deux lettres ; et je vois, par l’inquiétude que vous marquez dans la seconde sur le sort de l’autre, que, quand l’imagination prend les devants, la raison ne se hâte pas comme elle, et souvent la laisse aller seule. Pensâtes-vous, en arrivant à Sion, qu’un courrier tout prêt n’attendait pour partir que votre lettre, que cette lettre me serait remise en arrivant ici, et que les occasions ne favoriseraient pas moins ma réponse ? Il n’en va pas ainsi, mon bel ami. Vos deux lettres me sont parvenues à la fois, parce que le courrier, qui ne passe qu’une fois la semaine, n’est parti qu’avec la seconde. Il faut un certain temps pour distribuer les lettres ; il en faut à mon commissionnaire pour me rendre la mienne en secret, et le courrier ne retourne pas d’ici le lendemain du jour qu’il est arrivé. Ainsi, tout bien calculé, il nous faut huit jours, quand celui du courrier est bien choisi, pour recevoir réponse l’un de l’autre ; ce que je vous explique afin de calmer une fois pour toutes votre impatiente vivacité. Tandis que vous déclamez contre la fortune et ma négligence, vous voyez que je m’informe adroitement de tout ce qui peut assurer notre correspondance et prévenir vos perplexités. Je vous laisse à décider de quel côté sont les plus tendres soins.

Ne parlons plus de peines, mon bon ami ; ah ! respectez et partagez plutôt le plaisir que j’éprouve, après huit mois d’absence, de revoir le meilleur des pères ! Il arriva jeudi au soir, et je n’ai songé qu’à lui depuis cet heureux moment. O toi que j’aime le mieux au monde après les auteurs de mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contrister mon âme, et troubler les premiers plaisirs d’une famille réunie ? Tu voudrais que mon cœur s’occupât de toi sans cesse ;