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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/106

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

Dalville s’apprêta au départ, il vint me voir la veille à minuit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps ; ce fut lui-même qui m’annonça et sa fortune et son départ. Je me jetai à ses pieds, je le conjurai avec les plus vives instances de me rendre la liberté et le peu qu’il voudrait d’argent pour me conduire à Grenoble.

— À Grenoble, tu me dénoncerais.

— Eh bien, monsieur, lui dis-je en arrosant ses genoux de mes larmes, je vous fais serment de n’y pas mettre les pieds ; faites mieux pour vous en convaincre, daignez me conduire avec vous jusqu’à Venise ; peut-être n’y trouverais-je pas des cœurs aussi durs que dans ma patrie, et une fois que vous aurez bien voulu m’y rendre, je vous jure sur tout ce que j’ai de plus sacré de ne vous y jamais importuner.

— Je ne te donnerai pas un secours, pas un écu, me répliqua durement cet insigne coquin, tout ce qui s’appelle aumône ou charité est une chose qui répugne si tellement à mon caractère, que me vît-on trois fois plus couvert d’or que je ne le suis, je ne consentirais pas à donner un demi-denier à un indigent ; j’ai des principes faits sur cette partie, dont je ne m’écarterai jamais. Le pauvre est dans l’ordre de la nature ; en créant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus du désir qu’elle avait que cette inégalité se conservât même dans le changement que notre civilisation apporterait à ses lois. Le pauvre remplace le faible, je te l’ai déjà dit, le soulager est anéantir l’ordre établi, c’est s’opposer à celui de la nature, c’est renverser l’équilibre qui est à la base de ses plus sublimes arrangements. C’est travailler à une égalité dangereuse pour la société, c’est encourager l’indolence et la fainéantise, c’est apprendre au pauvre à voler l’homme riche, quand il plaira à celui-ci de lui refuser son secours, et cela par l’habitude où ce secours aura mis le pauvre de l’obtenir sans travail.

— Oh monsieur, que ces principes sont durs ! parleriez-vous de cette manière, si vous n’aviez pas toujours été riche ?

— Il s’en faut bien que je l’aie toujours été, mais j’ai su maîtriser le sort, j’ai su fouler aux pieds ce fantôme de vertu qui ne mène jamais qu’à la corde ou qu’à l’hôpital, j’ai su voir de bonne heure que la religion, la bienfaisance et l’humanité devenaient les pierres certaines d’achoppement de tout