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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/109

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

ville où j’avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi ! Le procès des faux-monnayeurs fut bientôt jugé, tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu’on vit la marque que je portais, on s’évita presque la peine de m’interroger et j’allais être condamnée comme les autres, quand j’essayai d’obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux[1], honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la bienfaisance et l’humanité graveront au temple de Mémoire le nom célèbre et respectable ; il m’écouta… il fit plus, convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna m’en consoler par ses larmes. Ô grand homme, je te dois mon hommage, permets à mon cœur de te l’offrir, la reconnaissance d’une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu’elle t’offre en honorant ton cœur sera toujours la plus douce jouissance du sien. M. S. devint mon avocat lui-même, mes plaintes furent entendues, mes gémissements trouvèrent des âmes, et mes larmes coulèrent sur des cœurs qui ne furent pas de bronze pour moi et que sa générosité m’entrouvrit. Les dépositions générales des criminels qu’on allait exécuter vinrent appuyer par leur faveur le zèle de celui qui voulait bien s’intéresser à moi. Je fus déclarée séduite et innocente, pleinement lavée et déchargée d’accusation avec pleine et entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut près de cent pistoles ; je voyais le bonheur enfin, mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terme de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j’en étais encore bien loin.

Au sortir de prison je m’étais logée dans une auberge en face du pont de l’Isère, où l’on m’avait assurée que je serais honnêtement ; mon intention d’après les conseils de M. S. était d’y rester quelque temps pour essayer de me placer dans la ville ou de retourner à Lyon si je n’y réussissais pas, avec des lettres de recommandation qu’il aurait la bonté de me donner. Je mangeais dans cette auberge à ce qu’on appelle la table de l’hôte, lorsque je m’aperçus le

  1. Mr Servant. (Note marginale de l’Auteur.)