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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/110

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

second jour que j’étais extrêmement observée par une grosse dame fort bien mise, qui se faisait donner le titre de baronne ; à force de l’examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes mutuellement l’une vers l’autre, nous nous embrassâmes comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où. Enfin la grosse baronne, me tirant à l’écart :

— Sophie, me dit-elle, me trompé-je, n’êtes-vous pas celle que j’ai sauvée il y a dix ans de la conciergerie et ne remettez-vous point la Dubois ?

Peu flattée de cette découverte, je répondis cependant avec politesse ; mais j’avais affaire à la femme la plus fine et la plus adroite qu’il y eût en France, il n’y eut pas moyen d’échapper. La Dubois me combla d’honnêtetés, elle me dit qu’elle s’était intéressée à mes affaires avec toute la ville mais qu’elle ignorait que cela me regardât ; faible à mon ordinaire, je me laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontai mes malheurs.

— Ma chère amie, me dit-elle en m’embrassant encore, si j’ai désiré de te voir plus intimement, c’est pour t’apprendre que ma fortune est faite, et que tout ce que j’ai est à ton service. Regarde, me dit-elle en m’ouvrant des cassettes pleines d’or et de diamants, voilà les fruits de mon industrie ; si j’eusse encensé la vertu comme toi, je serais aujourd’hui pendue ou enfermée.

— Oh, madame, lui dis-je, si vous ne devez tout cela qu’à des crimes, la providence qui finit toujours par être juste ne vous en laissera pas jouir longtemps.

— Erreur, me dit la Dubois, ne t’imagine pas que la providence favorise toujours la vertu ; qu’un faible moment de prospérité ne te plonge pas dans de telles erreurs. Il est égal au maintien des lois de la providence qu’un tel soit vicieux pendant que celui-ci se livre à la vertu ; il lui faut une somme égale de vice et de vertu, et l’individu qui exerce l’un ou l’autre est la chose du monde qui lui est le plus indifférente. Écoute-moi, Sophie, écoute-moi avec un peu d’attention, tu as de l’esprit et je voudrais enfin te convaincre. Ce n’est pas le choix que l’homme fait du vice ou de la vertu, ma chère, qui lui fait trouver le bonheur, car la vertu n’est comme le vice qu’une manière de se conduire dans le monde ;