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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/113

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

quelque certain qu’il soit que tu ne ferais pourtant aucun mal à en sortir. Il n’est donc pas vrai qu’il n’y ait que le crime qui donne des remords ; en se convainquant du néant des crimes ou de la nécessité dont ils sont eu égard au plan général de la nature, il serait donc possible de vaincre aussi facilement le remords qu’on aurait à les commettre, comme il te le deviendrait d’étouffer celui qui naîtrait de ta sortie de cette chambre d’après l’ordre illégal que tu aurais reçu d’y rester. Il faut commencer par une analyse exacte de tout ce que les hommes appellent crime, débuter par se convaincre que ce n’est que l’infraction de leurs lois et de leurs mœurs nationales qu’ils caractérisent ainsi, que ce qu’on appelle crime en France cesse de l’être à quelque cent lieues de là, qu’il n’est aucune action qui soit réellement considérée comme crime universellement dans toute la terre et que par conséquent rien dans le fond ne mérite raisonnablement le nom de crime, que tout est affaire d’opinion et de géographie. Cela posé, il est donc absurde de vouloir se soumettre à pratiquer des vertus qui ne sont que des vices ailleurs, et à fuir des crimes qui sont de bonnes actions dans un autre climat. Je te demande maintenant si cet examen fait avec réflexion peut laisser des remords à celui qui pour son plaisir ou pour son intérêt aura commis en France une vertu de la Chine ou du Japon, qui pourtant le flétrira dans sa patrie. S’arrêtera-t-il à cette vile distinction, et s’il a un peu de philosophie dans l’esprit, sera-t-elle capable de lui donner des remords ? Or si le remords n’est qu’en raison de la défense, n’en naît qu’à cause du brisement des freins et nullement à cause de l’action, est-ce un mouvement bien sage à laisser subsister en soi, n’est-il pas absurde de ne pas l’anéantir aussitôt ? Qu’on s’accoutume à considérer comme indifférente l’action qui vient de donner des remords, qu’on la juge telle par l’étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutes les nations de la terre ; en conséquence de ce raisonnement, qu’on renouvelle cette action quelle qu’elle soit, aussi souvent que cela sera possible, et le flambeau de la raison détruira bientôt le remords, il anéantira ce mouvement ténébreux, seul fruit de l’ignorance, de la pusillanimité et de l’éducation. Il y a trente ans, Sophie, qu’un enchaînement perpétuel de vices et de crimes me conduit pas à pas à la