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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/114

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

fortune, j’y touche ; encore deux ou trois coups heureux et je passe de l’état de misère et de mendicité dans lequel je suis née à plus de cinquante mille livres de rente. T’imagines-tu que dans cette carrière brillamment parcourue, le remords soit un seul instant venu me faire sentir ses épines ? ne le crois pas, je ne l’ai jamais connu. Un revers affreux me plongerait à l’instant du pinacle à l’abîme que je ne l’admettrais pas davantage ; je me plaindrais des hommes ou de ma maladresse, mais je serais toujours en paix avec ma conscience.

— Soit, mais raisonnons un instant sur les mêmes principes de philosophie que vous. De quel droit prétendez-vous exiger que ma conscience soit aussi ferme que la vôtre, dès qu’elle n’a pas été accoutumée dès l’enfance à vaincre les mêmes préjugés ; à quel titre exigez-vous que mon esprit qui n’est pas organisé comme le vôtre, puisse adopter les mêmes systèmes ? Vous admettez qu’il y a une somme de maux et de biens dans la nature, et qu’il faut qu’il y ait en conséquence une certaine quantité d’êtres qui pratique le bien, et une autre classe qui se livre au mal. Le parti que je prends, même dans vos principes, est donc dans la nature ; n’exigez donc pas que je m’écarte des règles qu’il me prescrit, et comme vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vous suivez, de même il me serait impossible de le rencontrer hors de celle que je parcours. N’imaginez pas d’ailleurs que la vigilance des lois laisse en repos longtemps celui qui les transgresse ; n’en venez-vous pas de voir l’exemple sous vos yeux mêmes ? de quinze scélérats parmi lesquels j’avais le malheur d’habiter, un se sauve, quatorze périssent ignominieusement.

— Et est-ce cela que tu appelles un malheur ? qu’importe premièrement cette ignominie à celui qui n’a plus de principes ? quand on a tout franchi, quand l’honneur n’est plus qu’un préjugé, la réputation une chimère, l’avenir une illusion, n’est-il pas égal de périr là, ou dans son lit ? Il y a deux espèces de scélérats dans le monde, celui qu’une fortune puissante, un crédit prodigieux met à l’abri de cette fin tragique et celui qui ne l’évitera pas s’il est pris ; ce dernier, né sans bien, ne doit avoir que deux points de vue s’il a de l’esprit : la fortune, ou la roue. S’il réussit au premier, il a