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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/118

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

de pouvoir réparer les torts que la fortune a eus envers vous. Réfléchissez-y, Sophie, je suis mon maître, je ne dépends de personne, je passe à Genève pour un placement considérable des sommes que vos bons avis me sauvent ; vous m’y suivrez, en y arrivant je deviens votre époux et vous ne paraissez à Lyon que sous ce titre.

Une telle aventure me flattait trop pour que j’osasse la refuser, mais il ne me convenait pas non plus d’accepter sans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l’en faire repentir. Il me sut gré de ma délicatesse, et ne me pressa qu’avec plus d’instance… Malheureuse créature que j’étais, fallait-il donc que le bonheur ne s’offrît jamais à moi que pour me faire plus vivement sentir le chagrin de ne pouvoir jamais le saisir, et qu’il fût décidément arrangé dans les décrets de la providence, qu’il n’éclorait pas de mon âme une vertu qu’elle ne me précipitât dans le malheur ! Notre conversation nous avait déjà conduits à deux lieues de la ville, et nous allions descendre pour jouir de la fraîcheur de quelques allées sur le bord de l’Isère, où nous avions eu dessein de promener, lorsque tout à coup Dubreuil me dit qu’il se trouvait infiniment mal… il descend, d’affreux vomissements le surprennent, je le fais à l’instant remettre dans la voiture, et nous revolons en hâte vers Grenoble ; Dubreuil est si mal qu’il faut le porter dans sa chambre. Son état surprend ses amis qui selon ses ordres n’étaient pas sortis de son appartement. Je ne le quitte point… un médecin arrive ; juste ciel, l’état de ce malheureux jeune homme se décide, il est empoisonné… À peine apprends-je cette affreuse nouvelle que je vole à l’appartement de la Dubois… la scélérate… elle était partie… je passe chez moi, mon armoire est enfoncée, le peu d’argent et de hardes que je possède est enlevé, et la Dubois, m’assure-t-on, court depuis trois heures la poste du côté de Turin… Il n’était pas douteux qu’elle ne fût l’auteur de cette multitude de crimes, elle s’était présentée chez Dubreuil, piquée d’y trouver du monde, elle s’était vengée sur moi, et elle avait empoisonné