Aller au contenu

Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
454
LES INFORTUNES DE LA VERTU.

de dire un seul mot contre moi, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôte à l’instant tout moyen de pouvoir jamais vous défendre ; réfléchissez-y bien avant de parler, et saisissez l’esprit de ce que je vais dire au geôlier, ou j’achève à l’instant de vous écraser.

Il frappe, le concierge entre :

— Monsieur, lui dit ce scélérat, cette bonne fille se trompe, elle a voulu parler d’un père Antonin qui est à Bordeaux, je ne la connais ni ne l’ai jamais connue ; elle m’a prié d’entendre sa confession, je l’ai fait, vous connaissez nos lois, je n’ai donc rien à dire ; je vous salue l’un et l’autre et serai toujours prêt à me représenter quand on jugera mon ministère important.

Antonin sort en disant ces mots, et me laisse aussi stupéfaite de sa fourberie que confondue de son insolence et de son libertinage.

Rien ne va vite en besogne comme les tribunaux inférieurs ; presque toujours composés d’idiots, de rigoristes imbéciles ou de brutaux fanatiques, à peu près sûrs que de meilleurs yeux corrigeront leurs stupidités, rien ne les arrête aussitôt qu’il s’agit d’en faire. Je fus donc condamnée tout d’une voix à la mort par huit ou dix courtauds de boutique composant le respectable tribunal de cette ville de banqueroutiers et conduite sur-le-champ à Paris pour la confirmation de ma sentence. Les réflexions les plus amères et les plus douloureuses vinrent achever alors de déchirer mon cœur :

Sous quelle étoile fatale faut-il que je sois née, me dis-je, pour qu’il me soit devenu impossible de concevoir un seul sentiment de vertu qui n’ait été aussitôt suivi d’un déluge de maux, et comment se peut-il que cette providence éclairée dont je me plais d’adorer la justice, en me punissant de mes vertus, m’ait en même temps offert aussitôt au pinacle ceux qui m’écrasaient de leurs vices ? Un usurier, dans mon enfance, veut m’engager à commettre un vol, je le refuse, il s’enrichit et je suis à la veille d’être pendue. Des fripons veulent me violer dans un bois parce que je refuse de les suivre, ils prospèrent et moi je tombe dans les mains d’un marquis débauché qui me donne cent coups de nerf de bœuf pour ne vouloir pas empoisonner sa mère. Je vais de là chez un chirurgien à qui j’épargne un crime exécrable, le bour-