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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/39

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

Nous étions pour lors à la campagne, j’étais seule auprès de la comtesse ; sa première femme avait obtenu de rester à Paris l’été, pour quelque affaire de son mari. Un soir, quelques instants après que je fus retirée de chez ma maîtresse, respirant à un balcon de ma chambre, et ne pouvant à cause de l’extrême chaleur me déterminer à me coucher, tout à coup le marquis frappe à ma porte, et me prie de le laisser causer avec moi une partie de la nuit… Hélas, tous les instants que m’accordait ce cruel auteur de mes maux me paraissaient trop précieux pour que j’osasse en refuser aucun ; il entre, il ferme avec soin la porte, et se jetant auprès de moi dans un fauteuil :

— Écoute-moi, Sophie, me dit-il avec un peu d’embarras, j’ai des choses de la plus grande conséquence à te confier, commence par me jurer que tu ne révéleras jamais rien de ce que je te vais dire.

— Oh monsieur, pouvez-vous me croire capable d’abuser de votre confiance ?

— Tu ne sais pas tout ce que tu risquerais si tu venais à me prouver que je me suis trompé en te l’accordant.

— Le plus grand de mes chagrins serait de l’avoir perdue, je n’ai pas besoin de plus grandes menaces.

— Eh bien, Sophie… j’ai conjuré contre les jours de ma mère, et c’est ta main que j’ai choisie pour me servir.

— Moi, monsieur, m’écriai-je en reculant d’horreur, oh ciel, comment deux projets semblables ont-ils pu vous venir dans l’esprit ? Prenez mes jours, monsieur, ils sont à vous, disposez-en, je vous les dois, mais n’imaginez jamais obtenir de moi de me prêter à un crime dont l’idée seule est insoutenable à mon cœur.

— Écoute, Sophie, me dit M. de Bressac en me ramenant avec tranquillité, je me suis bien douté de tes répugnances, mais comme tu as de l’esprit, je me suis flatté de les vaincre en te faisant voir que ce crime que tu trouves si énorme n’est au fond qu’une chose toute simple. Deux forfaits s’offrent ici à tes yeux peu philosophiques, la destruction de son semblable et le mal dont cette destruction s’augmente quand ce semblable est notre mère. Quant à la destruction de son semblable, sois-en certaine, Sophie, elle est purement chimérique, le pouvoir de détruire n’est pas accordé à