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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/42

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

céleste dont vous méconnaissez le pouvoir vengera les jours que vous aurez détruits en empoisonnant tous les vôtres, et sans avoir joui de vos forfaits vous périrez du regret mortel d’avoir osé les accomplir.

J’étais en larmes en prononçant ces derniers mots, je me précipitai aux genoux du marquis, je le conjurai par tout ce qu’il pouvait avoir de plus cher d’oublier un égarement infâme que je lui jurais de cacher toute ma vie, mais je ne connaissais pas le cœur que je cherchais à attendrir. Quelque vigueur qu’il pût encore avoir, le crime en avait brisé les ressorts et les passions dans toute leur fougue n’y faisaient plus régner que le crime. Le marquis se leva froidement.

— Je vois bien que je m’étais trompé, Sophie, me dit-il, j’en suis peut-être autant fâché pour vous que pour moi ; n’importe, je trouverai d’autres moyens, et vous aurez beaucoup perdu près de moi, sans que votre maîtresse y ait rien gagné.

Cette menace changea toutes mes idées ; en n’acceptant pas le crime qu’on me proposait, je risquais beaucoup pour mon compte, et ma maîtresse périssait infailliblement ; en consentant à la complicité, je me mettais à couvert du courroux de mon jeune maître, et je sauvais nécessairement sa mère. Cette réflexion, qui fut en moi l’ouvrage d’un instant, me fit changer de rôle à la minute, mais comme un retour si prompt eût pu paraître suspect, je ménageai longtemps ma défaite, je mis le marquis dans le cas de me répéter souvent ses sophismes, j’eus peu à peu l’air de ne savoir qu’y répondre, le marquis me crut vaincue, je légitimai ma faiblesse par la puissance de son art, à la fin j’eus l’air de tout accepter, le marquis me sauta au col… Que ce mouvement m’eût comblée d’aise si ces barbares projets n’eussent anéanti tous les sentiments que mon faible cœur avait osé concevoir pour lui… s’il eût été possible que je l’aimasse encore…

— Tu es la première femme que j’embrasse, me dit le marquis, et en vérité c’est de toute mon âme… tu es délicieuse, mon enfant ; un rayon de philosophie a donc pénétré ton esprit ; était-il possible que cette tête charmante restât si longtemps dans les ténèbres ?