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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/47

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

— Écoute, Sophie, me dit-il avec le flegme apparent de la tranquillité, j’ai trouvé un moyen plus sûr que celui que je t’avais proposé pour venir à bout de mes projets, mais cela demande du détail ; je n’ose aller si souvent dans ta chambre, je crains les yeux de tout le monde ; trouve-toi à cinq heures précises au coin du parc, je t’y prendrai, et nous y irons faire ensemble une grande promenade pendant laquelle je t’expliquerai tout.

Je l’avoue, soit permission de la providence, soit excès de candeur, soit aveuglement, rien ne m’annonçait l’affreux malheur qui m’attendait ; je me croyais si sûre du secret et des arrangements de la comtesse que je n’imaginai jamais que le marquis eût pu les découvrir. Il y avait pourtant de l’embarras dans moi :

Le parjure est vertu quand on promit le crime


a dit un de nos poètes tragiques, mais le parjure est toujours odieux pour l’âme délicate et sensible qui se trouve obligée d’y avoir recours ; mon rôle m’embarrassait, ça ne fut pas long. Les odieux procédés du marquis, en me donnant d’autres sujets de douleur, me tranquillisèrent bientôt sur ceux-là. Il m’aborda de l’air du monde le plus gai et le plus ouvert, et nous avançâmes dans la forêt sans qu’il fît autre chose que rire et plaisanter comme il en avait coutume avec moi. Quand je voulais mettre la conversation sur l’objet qui lui avait fait désirer notre entretien, il me disait toujours d’attendre, qu’il craignait qu’on ne nous observât et que nous n’étions pas encore en sûreté. Insensiblement nous arrivâmes vers ce buisson et ce gros chêne, où il m’avait rencontrée pour la première fois ; je ne pus m’empêcher de frémir en revoyant ces lieux, mon imprudence et toute l’horreur de mon sort semblèrent se présenter alors à mes regards dans toute leur étendue, et jugez si ma frayeur redoubla quand je vis au pied du funeste chêne où j’avais déjà essuyé une si terrible crise, deux des jeunes mignons du marquis qui passaient pour ceux qu’il chérissait le plus. Ils se levèrent quand nous approchâmes, et jetèrent sur le gazon des cordes, des nerfs de bœuf et autres instruments qui me firent frémir. Alors le marquis ne [se] servant plus