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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/76

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

frère qui a soin de nous, qui nous vient chercher, et qui nous conduit chez le moine qui nous désire, lequel nous ramène lui-même ou nous fait reconduire par ce même frère, dès qu’il n’a plus besoin de nous. Ce cerbère qui approprie nos chambres et qui nous conduit quelquefois, est un vieux frère que tu verras bientôt, âgé de soixante-dix ans, borgne, boiteux et muet ; il est aidé dans le service total de la maison par trois autres, un qui prépare à manger, un qui fait les cellules des pères, balaye partout et aide encore à la cuisine, et le portier que tu vis en entrant. De ces frères nous ne voyons jamais que celui qui nous sert, et la moindre parole envers lui deviendrait un de nos crimes les plus graves. Le gardien vient quelquefois nous visiter ; il y a alors quelques cérémonies d’usage que la pratique t’apprendra et dont l’inobservation devient crime, car le désir qu’ils ont d’en trouver pour avoir le plaisir de les punir les leur fait multiplier chaque jour. C’est rarement sans quelque projet que Raphaël vient nous visiter et ces projets sont toujours ou cruels ou irréguliers ainsi que tu as eu occasion de t’en convaincre. Au reste toujours exactement renfermées, il n’est aucune occasion dans l’année où l’on laisse prendre l’air, quoiqu’il y ait un assez grand jardin, mais il n’est pas garni de grilles, et l’on craindrait une évasion d’autant plus dangereuse qu’en instruisant la justice temporelle ou spirituelle de tous les crimes qui se commettent ici, on y aurait bientôt mis ordre. Jamais nous ne remplissons aucun devoir de religion ; il nous est aussi défendu d’y penser que d’en parler ; ces propos sont un des griefs qui méritent le plus sûrement punition. Voilà tout ce que je te puis dire, ma chère compagne, m’ajouta notre doyenne, l’expérience t’apprendra le reste ; prends courage si cela t’est possible, mais renonce pour jamais au monde, il n’y a point d’exemple qu’une fille sortie de cette maison ait pu jamais le revoir.

Ce dernier article m’inquiétant horriblement, je demandai à Omphale quelle était sa véritable opinion sur le sort des filles réformées.

— Que veux-tu que je te réponde à cela, me dit-elle, l’espoir à tout instant détruit cette malheureuse opinion ; tout me prouve qu’un tombeau leur sert de retraite, et mille idées qui ne sont qu’enfants de l’espoir viennent à tout