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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/97

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

fort endommagés de son aventure. Il me demande enfin, dès qu’il peut parler, quel est l’ange bienfaisant qui lui apporte du secours, et ce qu’il peut faire pour en témoigner sa gratitude. Ayant encore la bonhomie de croire qu’une âme enchaînée par la reconnaissance devait être à moi sans retour, je crois pouvoir jouir en sûreté du doux plaisir de faire partager mes pleurs à celui qui vient d’en verser dans mes bras, je lui raconte toutes mes aventures, il les écoute avec intérêt et quand j’ai fini par la dernière catastrophe qui vient de m’arriver, dont le récit lui fait voir l’état cruel de misère dans lequel je me trouve :

— Que je suis heureux, s’écrie-t-il, de pouvoir au moins reconnaître tout ce que vous venez de faire pour moi ! Je m’appelle Dalville, continue cet aventurier, je possède un fort beau château dans les montagnes à quinze lieues d’ici ; je vous y propose une retraite si vous voulez m’y suivre, et pour que cette offre n’alarme point votre délicatesse, je vais vous expliquer tout de suite à quoi vous me serez utile. Je suis marié, ma femme a besoin près d’elle d’une femme sûre ; nous avons renvoyé dernièrement un mauvais sujet, je vous offre sa place.

Je remerciai humblement mon protecteur et lui demandai par quel hasard un homme comme il me paraissait être se hasardait à voyager sans suite et s’exposait comme ça venait de lui arriver, à être malmené par des fripons.

— Un peu replet, jeune, et vigoureux, je suis depuis longtemps, me dit Dalville, dans l’habitude de venir de chez moi à Vienne de cette manière ; ma santé et ma bourse y gagnent. Ce n’est pas cependant que je sois dans le cas de prendre garde à la dépense, car Dieu merci je suis riche et vous en verrez incessamment la preuve si vous me faites l’amitié de venir chez moi. Ces deux hommes auxquels vous voyez que je viens d’avoir affaire sont deux petits gentillâtres du canton, n’ayant que la cape et l’épée, l’un garde du corps, l’autre gendarme, c’est-à-dire deux escrocs ; je leur gagnai cent louis la semaine passée dans une maison à Vienne ; bien éloignés d’en avoir à eux deux la trentième partie, je me contentai de leur parole, je les rencontre aujourd’hui, je leur demande ce qu’ils me doivent… et vous avez vu comme ils m’ont payé.