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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tomes 13-14 - Les Infortunes de la vertu, 1973.djvu/98

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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

Je déplorais avec cet honnête gentilhomme le double malheur dont il était victime, lorsqu’il me proposa de nous remettre en route.

— Je me sens un peu mieux, grâce à vos soins, dit Dalville ; la nuit s’approche, gagnons un logis distant d’environ deux lieues d’ici, d’où moyen en les chevaux que nous y prendrons demain matin, nous pourrons peut-être arriver chez moi le même soir.

Absolument décidée à profiter du secours que le ciel semblait m’envoyer, j’aide à Dalville à se remettre en marche, je le soutiens pendant la route, et quittant absolument tout chemin connu, nous nous avançons par des sentiers à vol d’oiseau vers les Alpes. Nous trouvons effectivement à près de deux lieues l’auberge qu’avait indiquée Dalville, nous y soupons gaiement et honnêtement ensemble ; après le repas, il me recommande à la maîtresse du logis qui me fait coucher auprès d’elle, et le lendemain sur deux mules de louage qu’escortait un valet de l’auberge à pied, nous gagnons les frontières du Dauphiné, nous dirigeant toujours vers les montagnes. Dalville très maltraité ne put cependant pas soutenir la course entière, et je n’en fus pas fâchée pour moi-même qui, peu accoutumée à aller de cette manière, me trouvais également très incommodée. Nous nous arrêtâmes à Virieu où j’éprouvai les mêmes soins et les mêmes honnêtetés de mon guide, et le lendemain nous continuâmes notre marche toujours dans la même direction. Sur les quatre heures du soir, nous arrivâmes au pied des montagnes ; là le chemin devenant presque impraticable, Dalville recommanda au muletier de ne pas me quitter de peur d’accident, et nous nous enfilâmes dans les gorges ; nous ne fîmes que tourner et monter près de quatre lieues, et nous avions alors tellement quitté toute habitation et toute route humaine, que je me crus au bout de l’univers. Un peu d’inquiétude vint me saisir malgré moi. En m’égarant ici dans les roches inabordables, je me rappelai les détours de la forêt du couvent de Sainte-Marie-des-Bois, et l’aversion que j’avais prise pour tous les lieux isolés me fit frémir de celui-ci. Enfin nous aperçûmes un château perché sur le bord d’un précipice affreux et qui, paraissant suspendu sur la pointe d’une roche escarpée, donnait plutôt l’idée d’une