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Page:Adam - Le Serpent noir (1905).djvu/29

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LE SERPENT NOIR

mon char de métal, les piétons se dispersent, se garent affolés, que la foule rompe ses groupes, et se réfugie vers les trottoirs. Le plaisir que dut savourer jadis le chevalier en armure, sur son destrier à capa raçon de fer, la lance en arrêt, au milieu des manants fugitifs, ce plaisir m’échoit à mon tour. J’ai la jouis sance de l’héroïsme ; car, en somme, pour une simple déviation de ma roue directrice, j’irais me fendre le crâne sur le premier obstacle, arbre, mur, talus, dans un parfait écrabouillement de moi-même et de ma monture. Le péril et le triomphe me prodiguent ensemble leurs généreux émois. Les braves gens m’ôtaient la seconde de mes sensations pour me laisser la première toute seule, outre l’appréhension de payer quelque rente viagère à leurs veuves et orphelins, au cas d’un accident trop possible. Ces figurants du moyen âge refusaient de reconnaître en moi le successeur terrible de leurs barons. Ils me tenaient pour un simple cocher d’omnibus obligé à les contourner avec art et politesse. J’y gagnai de croire à l’obéissance exacte de mes freins ; mais j’entrai furieux dans le déluge qui défonçait les piètres andrinoples tendues sur les perches des éventaires forains, qui noircissait les façades étroites de Sainte-Anne, et picotait la boue liquide où les sabots innom brables de la Bretagne clapotaient.

À l’instant d’aborder l’Hôtel de France, j’aperçus dans le vestibule, parmi la cohue de touristes affublés d’imperméables, une jeune femme en demi-deuil. Aux allures des messieurs qui se tournaient vers elle, tous, je devinai sa grâce. Elle ne se donnait aucune peine. D’un signe, elle montra seulement le sac de peau jaune et le rouleau de plaids à sa famille qui