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Page:Aimard - Le forestier.djvu/23

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Le Forestier

serons en sûreté ; ma chaumière est à deux portées de fusil à peine de l’endroit où nous sommes si malencontreusement arrêtés.

— Non, señor, je vous le répète, je sois incapable de faire le plus léger mouvement, ma prostration est extrême abandonnez-moi, fuyez, sauvez-vous, puisque vous le pouvez encore.

— Ce que vous me dites serait une insulte grave, señor, si vous n’étiez pas en si fâcheux état.

— Pardonnez-moi, señor, donnez-moi la main, je vous en conjure, partez, partez ! Qui sait si dans un instant il se sera pas trop tard ? le vous le répète encore, tous vos efforts pour me sauver seraient inutiles, abandonnez-moi.

— Non, par le Dieu vivant ! je ne vous abandonnerai pas, señor ; nous vivrons ou nous périrons ensemble, je le jure par mon nom et par ma foi de… — mais, se reprenant aussitôt — de forestier ! Ce n’est point la première fois que je me trouve en semblable transe ; allons, allons, courage ! Vive Dieu ! nous allons voir qui restera victorieux de la matière inintelligente et brutale ou de l’homme, ce chef-d’œuvre intelligent fait à l’image de Dieu. Eh bien ! cuerpo de Cristo ! puisque vous ne pouvez pas marcher, je vous porterai ; nous nous sauverons on nous périrons ensemble.

Et tout en prononçant ces paroles avec une teinte gaieté, le forestier, sans vouloir écouter davantage les dénégations et les protestations de l’inconnu, l’enleva comme il eût fait d’un enfant, entre ses bras puissants, le chargea sur ses épaules avec une force herculéenne, et, s’appuyant sur son fusil, se mit résolument en route, déterminé à périr plutôt que d’abandonner lâchement l’homme qu’il avait si généreusement sauvé.

Alors commença une lutte réellement gigantesque et qui dépasse toutes les limites du possible, de la volonté intelligente contre l’inertie féroce de la matière, aveugle et bouleversée par l’ouragan.

Chaque pas que faisait le forestier lui coûtait des efforts surhumains, surtout avec le poids dont ses épaules étaient surchargées il marchait comme un homme ivre, chancelant et trébuchant, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans une boue liquide dans laquelle il redoutait à chaque seconde de rester englouti fouetté par les branches qui lui déchiraient le visage, aveuglé par la pluie, et à demi affolé par le vent qui lui coupait la respiration.

Cependant, il ne se rebutait pas, redoublait d’efforts, et suivait imperturbablement sa route, qu’il perdait et retrouvait vingt fois en dix secondes, au milieu de ce chaos horrible de tous les éléments en fureur ligués contre lui.

En une demi-heure, ce fut à peine s’il réussit à avancer d’une centaine de pas.