Aller au contenu

Page:Aimard - Le forestier.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
75
Le Forestier

Celui-ci, étonné d’une aussi vigoureuse résistance et commençant à comprendre qu’il avait peut-être affaire à plus forte partie qu’il ne l’avait supposé, résolut de se tenir sur ses gardes et de changer ses batteries. Ce fut donc de l’air le plus indifférent en apparence qu’il reprit la parole :

— Ma foi dit-il, je vous avoue, entre nous, que si je tiens si fort à causer, c’est tout simplement parce que je ne veux pas me laisser aller au sommeil.

— Cela est évident, répondit nonchalamment l’Indien.

Et il écrasa avec la baguette qu’il tenait à la main la tête d’un serpent corail qui s’était tout à coup dressé devant lui.

— Diable, s’écria le jeune homme avec admiration, comme vous tuez ces vilaines bêtes, compagnon c’est affaire à vous de vous en débarrasser aussi vite.

— Oh c’est la moindre des choses ; vous disiez donc, señor ?

— Moi ? Je ne disais rien du tout.

— Bon alors la conversation est finie.

— Oh non, elle commence, au contraire vous savez bien que les premiers mots sont toujours les plus difficiles a trouver.

— Bah ! señor, vous plaisantez, ou voulez-vous vous moquer de moi ?

— Pouvez-vous le penser ?

— Je ne pense rien, señor, seulement je suis certain de ce que je dis ; écoutez-moi vous ne seriez pas fâché, n’est-ce pas, de savoir qui je suis, d’où je suis, d’où je viens et où je vais ?

— Mais, qu’est cela ? s’écria le jeune homme avec une gaîté de commande qui cachait mal sa confusion réelle, faisons-nous donc de la diplomatie ?

— Nullement, pas de mon côté du moins, señor je vous parle au contraire avec toute franchise ; je n’ai rien à vous dire ni à vous apprendre pour le moment ; plus tard peut-être, lorsque nous nous connaîtrons mieux, vous témoignerai-je une confiance qu’il est inutile que je vous montre maintenant ; un homme dans lequel vous avez une foi entière m’a chargé de vous servir de guide, cet homme sait qui je suis, il m’aime, me protège, et je me ferais tuer pour lui, cela doit vous suffire : j’ai promis de vous conduire en sûreté à Panama, je tiendrai mon serment, voilà tout ce que je puis vous apprendre quant à présent ; si cela ne vous satisfait pas, rien ne nous est plus facile que de rebrousser chemin, d’autant plus que le temps se gâte et que je crains un temporal ; vous demeurerez caché dans ma hutte ; à la première occasion, je m’engage a vous remettre sain et sauf à bord de votre navire.

L’aventurier fut un instant décontenancé par cette fière réponse si nettement articulée, mais se remettant presque aussitôt :