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Page:Aimard - Le forestier.djvu/81

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Le Forestier


— Nous ne nous entendons pas du tout, mon brave homme, dit-il d’au air enjoué ; je n’émets aucun doute sur votre dévouement, il m’est affirmé par un homme qui est presque un frère pour moi, seulement je vous avoue franchement que devant, pendant quelque temps au moins, avoir avec vous des relations assez intimes, je ne serais pas fâché de vous connaître davantage ; il y a autour de vous un mystère qui ne m’inquiète pas, il est vrai, mais qui excite ma curiosité au dernier point.

— Cependant, señor, il me semble.

— Pardieu ! interrompit-il vivement, à moi aussi il me semble que votre conduite est loyale, vos façons franches, mais que prouve tout cela ? Mon compagnon et moi, nous jouons en ce moment un jeu à nous faire remplir la tête de plomb ; vous connaissez tes Espagnols au moins aussi bien que nous, vous savez la guerre atroce qu’ils nous font, la haine qu’ils nous portent, haine que nous leur rendons bien, du reste ; ils nous appellent ladrones et nous chassent comme des bêtes fauves, nous massacrant sans pitié partout où ils nous rencontrent isolés.

— Oui, oui, fit le guide d’un air rêveur, ils usent envers vous des mêmes procédés qu’envers les Indiens.

— À peu prés, peut-être plus mauvais encore. Au demeurant, les Indiens, étant leurs esclaves, représentent à leurs yeux un capital qu’ils ne se soucient que médiocrement de perdre. Quant à nous, c’est autre chose ; au plus léger soupçon qui s’élèverait sur notre identité, nous serions impitoyablement fusillés après avoir subi d’horribles tortures. Certes, la mort ne m’effraie point, je l’ai trop souvent vue en face pour la redouter. Mais, s’il me convient de risquer bravement ma vie pour gagner honneurs, gloire et richesses, je ne me soucie pas d’être pris comme un loup au piège et tué comme un niais, sans autre bénéfice que celui de faire pâmer d’aise d’insolents gavachos. En somme et pour me résumer, si mauvaise que soit ma tête, je vous confesse que j’ai la faiblesse d’y tenir extraordinairement, par la raison que j’en trouverais difficilement une autre qui allât aussi bien sur mes épaules.

— Vous avez raison, señor, tout ce que vous dites est très juste ; la confiance exige la confiance. Vous êtes en effet entre mes mains, et si j’étais un traître, c’en serait fait de vous, mais laissez-moi agir à ma guise. Il ne faut pas presser le bétail d’un homme. Chacun se conduit selon ses instincts et ses intérêts. Peut-être cette confiance que vous réclamez aujourd’hui, demain, de mon propre mouvement, vous la donnerai-je tout entière ; cela dépendra surtout des événements ; d’ailleurs, sachez que j’aurai avant