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Page:Aimard - Le forestier.djvu/97

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Le Forestier

nerveux, que ses regards inquiets se fixaient autour de lui avec égarement ; en homme bien stylé, il garda ses observations pour lui et ne souffla mot.

Plusieurs années s’écoutèrent ; don Jesus ne faisait que de rares voyages, soit à Chagrès, soit à Panama, pour écouter tes produits de son hacienda en cuirs, grains et céréales ; mais ces voyages étaient courts, et ne duraient que le temps strictement nécessaire. Ses ventes ou ses achats à peine terminés, il retournait en toute hâte au Rayo.

Doña Luz, sa femme, vivait fort retirée ; elle quittait à peine ses appartements et se consacrait tout entière a l’éducation de sa fille, qu’elle aimait avec passion.

Parfois, lorsque le temps était doux, elle descendait dans la huerta, s’asseyait au fond d’un bosquet de magnolias, d’orangers et de grenadiers, et passait plusieurs heures à causer cœur à cœur avec sa chère Flor et le chapelain de l’hacienda, digne prêtre qui avait consenti à quitter son couvent de Panama, pour venir s’enterrer dans ce désert.

Le père Sanchez était un homme de quarante-huit à quarante-neuf ans, mais les fatigues et tes macérations de la vie claustrale lui avaient blanchi les cheveux avant le temps ses traits émaciés, ses regards doux et voilés, lui donnaient une véritable tête d’apôtre ; il en avait le cœur, et bien qu’il ne parlât jamais de lui, cependant il était facile de comprendre, en le voyant, qu’une grande douleur avait dû, dans sa jeunesse, briser à jamais son âme généreuse, aimante et douée d’une sensibilité exquise ; de même que tous les cœurs d’élite pour lesquels la vie n’a été qu’une longue souffrance, cet homme possédait le talent si rare, non seulement de compatir aux douleurs du prochain, mais de consoler sans être ni importun ni indiscret.

Tous tes habitants de l’hacienda révéraient le père Sanchez ; doña Luz l’aimait comme un père et apprenait à sa fille à le chérir. Don Jesus Ordoñez lui-même, qui ne respectait pas grand-chose, le craignait et l’aimait à la fois, sans bien se rendre compte de ce double sentiment qu’il éprouvait pour le digne prêtre.

Cependant la santé de doña Luz, fort chancelante depuis quelques mois, déclinait de plus en plus ; elle pâlissait et maigrissait sans se plaindre ni paraître souffrir.

Un jour elle s’alita.

Don Jesus, qui négligeait assez sa femme, se décida à entrer dans sa chambre à coucher, où, sur la prière de doña Luz, il demeura près de deux heures seul avec elle.

Que se dirent les deux époux pendant ce long entretien ?