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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/284

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À part de rares absences, pendant lesquelles la Cigale le remplaçait, il se tenait toujours assis dans un vieux fauteuil en cuir, devant une table supportant deux volumes usés, fripés, mais religieusement remis dans leurs étuis dès qu’il avait fini de les lire.

Ces deux volumes, notre homme devait les savoir par coeur.

L’un était une collection des Bulletins de la grande armée.

L’autre, la chronique des familles de Dinan, de Kérouartz, de Lestang, écrite à la fin du dix-huitième siècle, par dom Nicolas, moine Prémontré, dernier aumônier du château de Kérouartz.

Parfois, dans le courant d’une longue soirée d’hiver, les habitants de la rue d’Astorg étaient tout étonnés d’entendre chanter le père Pinson.

Les plus curieux descendaient, écoutaient, cherchaient à comprendre le sens de sa chanson ; mais nenni ! le plus habile y perdait son latin.

Hervé se récitait, en langue gaélique, une vieille ballade intitulée : La Prédiction de Gwenc’hlan. Et, singulière manie, le vieux soldat ne disait jamais qu’un couplet, toujours le même, avec un accent railleur et sauvage qui faisait froid au coeur de ses auditeurs, bien qu’ils n’en comprissent pas les paroles.

Voici le sens de ce couplet :

Quand le soleil se couche,
Quand la mer s’enfle,
Je chante sur le seuil de ma porte.
Quand j’étais jeune, je chantais ;
Devenu vieux, je chante encore.
Je chante la nuit, je chante le jour,
Et je suis chagrin pourtant !
Si j’ai la tête baissée,
Si je suis chagrin,
Ce n’est pas sans motif.
Ce n’est pas que j’aie peur,
Je n’ai pas peur d’être tué.
Ce n’est pas que j’aie peur,
Assez longtemps j’aie vécu.
Quand on ne me cherchera pas,
On me trouvera ;
El quand on me cherchera,
On ne me trouvera pas.
Peu importe ce qui arrivera,
Ce qui doit être sera.
Il faut que tous meurent trois fois,
Avant de se reposer enfin[1] !

  1. Ce chant, fort ancien, est composé dans le dialecte de Cornouailles. Il commence ainsi :

    Pa Guz ann heol pa goeuvaz mor
    Mo oaz kana war Dreuz ma dor, etc, etc., etc.


    La traduction que nous donnons, dans toute son exactitude, est de M. Th. Hersart de la Villemarqué.