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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/32

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Après un quart d’heure de marche, ce dernier véhicule atteignit le pont d’Iéna. Là, s’arrêtant au milieu du pont, le cocher cria :

— Il n’y a personne.

Les deux hommes masqués descendirent, prirent le vaincu, le portèrent sur le parapet et le lancèrent dans la rivière, qui l’engloutit avec un bruit sinistre. Puis ils remontèrent dans la voiture, qui partit au grand trot, se dirigeant vers l’endroit où elle les avait pris, à l’entrée du passage de l’Opéra.

MM. d’Entragues et de Rioban attendaient les deux dominos.

Deux heures sonnaient quand les quatre personnages qui venaient d’assister aux terribles scènes que nous avons racontées, rentrèrent calmes et souriants dans le bal, où les appelait un motif assez puissant pour leur faire déserter le chevet de René de Luz, laissé entre les mains de nos meilleurs médecins.

Ils arrivèrent juste au moment où, après un galop infernal, les joyeux masques, titis, chicards, débardeurs, sauvages, etc., portaient en triomphe le héros de leur orchestre, Musard, le vrai, le seul Musard, — Musard, premier du nom !


IV

OÙ IL EST DÉMONTRÉ QUE LE CARNAVAL N’EST PAS GAI POUR TOUT LE MONDE

On vient de le voir, tout Paris est en fête.

Plus que tous les autres, le quartier des Écoles prend sa part de la joie commune.

Les cabarets chantent aux angles des rues de la Cité, de la Harpe et Saint-Jacques.

Sur les boulevards extérieurs, les bals publics éparpillent dans l’air les notes apocryphes de leur musique d’aveugle appelant, à grand renfort d’harmonie imitative, les danseurs qui se hâtent d’accourir, déjà plus que raisonnablement ivres.

Là, c’est la jeunesse qui jette sa gourme, ce sont les fils de bons provinciaux qui se saignent aux quatre veines pour leur faire apprendre le droit ou la médecine.

Vous voyez ce sauvage aux plumes de coq et au nez carabiné, un jour ce sera l’aigle du barreau parisien, peut-être même un des foudres de l’opposition à notre tribune politique ! Ce Soulouque à jupe de danseuse, dont les épaulettes sont faites avec des carottes et des navets artistement collés les uns aux autres, ne vous y trompez pas, dans vingt ans vous lui confierez la vie de votre femme, de vos enfants !

Ils en ont pour quatre ou cinq ans de cette vie fiévreuse et dégingandée.

Puis viendra l’heure des lunettes et des favoris côtelettes. Adieu barbiches