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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/33

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brunes et blondes, moustaches aux crocs retroussés par derrière l’oreille, chevelures incultes et flottant au gré de l’amour ! Adieu le printemps, l’espérance et la gaieté, voici venir vers eux le monde qui leur dit, le menton enfoncé dans sa cravate : Sat prata biberunt… Assez de folie, mes bons amis ; plus de rires, plus d’illusions ! C’est l’heure de la réalité, de l’ambition, de la cupidité. Oubliez que vous avez un cœur ; gagnez de l’argent ! Brisez ces chaînes qui vous faisaient la vie si douce et si fleurie ; il vous faut des rubans de toutes couleurs à vos boutonnières. Oubliez le passé avec ses lumières et ses refrains de tendresse ; il s’agit d’arriver, de grimper sur le dos de vos devanciers. Plus d’amis, plus de maîtresses ! Vous êtes des hommes ; travaillez, réussissez ! Sinon, mieux vaudrait pour vous ne jamais avoir vu le jour.

Au moins ceux-là s’amusent pour s’amuser.

Ils ne descendent pas des hauteurs de Montmartre et de Batignolles, dans un costume qu’ils doivent à une entreprise de gaieté publique, garçons bouchers donnant le bras à des balayeuses, pour gagner trois francs et quelques centimes au bout d’une nuit de quadrilles de commande.

Ils ne prennent pas des noms comme la Bretonne, Baudruche, le Capricorne ou le Saut-de-Lapin, et ne se font pas offrir cinquante ou soixante francs par des libertins blasés et avachis de débauche, pour danser sous leur loge d avant-scène le pas de la grenouille en gésine.

Ils y vont bon jeu, bon argent.

Ils n’ont rien de répugnant, et si parfois ils descendent au niveau des brutes que nous venons de citer, ils en rougissent le lendemain et se jurent bien de ne pas recommencer.

Quelques-uns de ces étudiants plus riches ou mieux accouplés que leurs amis et camarades, dédaignant la Chaumière, le Prado et autres bals du quartier, désertaient la rive gauche et, traversant les ponts, se rendaient, cette nuit-là, soit à l’Opéra, soit à Valentino.

Abandonnons-les quelques instants, nous les retrouverons tout à l’heure.

Au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue de Lille, sous une porte cochère donnant en face d’un de ces restaurants à bon marché, que les étudiants surnomment des Rôtisseuses, une pauvre femme, aux traits fins et distingués mais que la misère, le désespoir ou peut-être la débauche, avaient marquée de leur ineffaçable stigmate, se tenait accroupie dans l’ombre, un enfant de quatre ou cinq ans dans les bras.

L’enfant, un petit garçon, une tête d’ange bouffi, grelottait dans les haillons sordides, misérables, mais propres dont il était enveloppé.

La mère, jeune, quoique de prime abord il eût été impossible de lui assigner un âge déterminé, la mère, vêtue d’une vieille robe de soie noire, trouée, reprisée, en loques, dernier vestige d’un luxe effacé, la tête entortillée dans un mouchoir formant capuchon, pleurait à chaudes larmes tout en essayant de réchauffer la pauvre petite créature, qui d’instant en instant murmurait d’une voix faible et convulsive :

— Maman, j’ai froid !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglotait la misérable, et ne rien pouvoir, et ne plus rien avoir ! plus rien ! Et tout ce monde qui soupe, qui chante, rit et