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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/473

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— Moi ? non, répondit le second.

— Monsieur a-t-il vu la Closerie des Genêts ?

— Pas encore.

— C’est un drame superbe, monsieur.

— Ah !

— Oui, et pour peu que monsieur le désire, nous irons le voir ensemble ce soir, monsieur ayant l’air de désirer passer la soirée avec moi.

— Merci bien, monsieur Jules, fit l’ouvrier en riant, mais je n’ai pas le cœur au théâtre pour le quart d’heure.

— Hein ? fit de son côté l’agent, en entendant prononcer son nom. Tu me connais, l’ami ?

— Faut croire, repartit l’autre en s’inclinant humblement devant lui. Qui est-ce qui ne connaît pas le soleil ?

La flatterie était grosse comme un potiron et vieille comme Mathusalem, mais quelle est la flatterie à laquelle on ne se laisse pas prendre ?

Notre héros ne chercha pas à résister.

Il se sentit même tellement désarmé par l’humilité adulatrice de cette comparaison exagérée, qu’il renonça à continuer la plaisanterie avec son espion.

— Ah ! tu me connais ? répéta-t-il, et depuis quand ?

— Depuis bien longtemps, monsieur Jules.

— Ton nom ?

— Filoche, pour vous servir.

— Filoche ?

— Lui-même.

— Filoche ! continua l’ex-agent, avec un vif mouvement de satisfaction, un de mes vieux, un de mes bons !

— Oui, monsieur Jules, et je vous avouerai même que ça m’humilie crânement de ne pas avoir été reconnu par vous.

— Il ne faut pas t’en chagriner, ma vieille, j’étais un peu distrait et tu es un peu changé : voilà quelque dix ans que je t’ai perdu de vue.

— À peu près.

— Tu t’es fait une tête d’honnête homme.

— Je suis l’homme de ma tête, répondit Filoche en soutenant fièrement le regard scrutateur de son ancien chef.

— Tant mieux, mon garçon, tant mieux. Seulement, il ne faut pas t’étonner qu’on se donne le temps de la réflexion en te reluquant à nouveau. Que fais-tu à présent ?

— Je débarde.

— Ah !

— Et j’évite les trains de bois.

— Fichu métier ! mon gars, pour un homme intelligent comme toi, fit M. Jules, avec une moue expressive.

— Fichu métier, possible ! Mais il faut manger, et ce métier-là me nourrit tout de même.

— Alors tu ne te plains pas ?

— À quoi ça me servirait-il.