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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/51

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j’ai agi comme je le devais. C’était un impérieux devoir pour moi de vous traiter ainsi que je l’ai fait. Un serment m’y obligeait.

— Un serment ?

— Oui, un serment sacré.

— Vous me parlez par énigmes, monsieur, répondit-elle avec un sentiment de respect instinctif que ce langage venait de lui inspirer ; je suis faible, je ne vous comprends pas bien et je vous prie de me pardonner, si je ne reconnais pas, comme je le dois, tout ce que vous avez fait pour mon fils, pour moi-même.

— Vous ne me devez rien. Ce n’est pas en mon nom que j’agis.

— Ce n’est pas en votre nom ? Au nom de qui alors ?

— Vous le saurez quand le moment sera venu, dit son interlocuteur, que le regard du docteur Martel empêcha de s’expliquer. D’ailleurs, c’est à vous seule que vous devez votre nouvelle destinée. Assez longtemps le malheur s’est appesanti sur votre tête, aujourd’hui vous n’avez plus à le redouter.

— Que dites-vous ?

— Désormais plus de misère, plus d’inquiétude sur votre enfant.

— Serait-il possible, ô mon Dieu !

Elle allait continuer, mais le docteur jugea qu’il était temps d’intervenir.

— Mon enfant, lui dit-il en lui prenant le bras et en la conduisant à un fauteuil qui se trouvait devant la table, vous continuerez cet entretien plus tard. Pour le moment il faut reprendre des forces. Je suis votre médecin, que diable ! Vous devez m’écouter de préférence à monsieur, qui n’est que votre sauveur.

Et le brave homme plaçait à sa portée les aliments qui devaient lui rendre la force et la mettre à même d’écouter tout ce que son ami avait à lui dire.

— Ordonnez, j’obéirai, dit la jeune femme.

— Pardieu ! j’ordonne que vous avaliez ce verre d’alicante et cette aile de volaille. Mon ordonnance n’est pas bien rigide, comme vous le voyez.

— Je n’ai plus faim, docteur.

— Oui, oui, je comprends, ajouta le docteur Martel qui feignit de tourner les réponses de la pauvre femme en plaisanteries, vous allez me prouver que vous commencez à vous habituer à ce régime d’abstinence. C’est fâcheux, ma chère enfant, mais il faut vous résoudre à faire comme tout le monde. Allons, avalez, avalez.

Elle commença à manger du bout des dents ; la souffrance morale avait étouffé le cri de la nature ; mais peu à peu la vie animale reprit le dessus ; le médecin, qui la surveillait, se vit obligé de la traiter ainsi qu’il avait traité le petit Georges.

Ce léger repas, ajouté au bien que lui avait fait déjà la bienveillance dont elle se sentait entourée, transfigura la malade ; les couleurs revinrent à ses joues, ses yeux brillèrent d’un éclat nouveau.

— Allons, allons, dit le docteur Martel, voilà qui va beaucoup mieux. Dieu a fait là une belle cure.

— Dieu et vous, monsieur, répondit-elle avec un vif accent de reconnaissance.