Aller au contenu

Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

giter, ensuite par tous les regards bienveillants que les Invisibles fixaient sur lui, prit le dessus sur sa timidité et sa sauvagerie de tous les jours.

D’ailleurs, il s’agissait du salut de son capitaine, et cette raison seule suffisait pour lui donner des facultés qu’il ne se connaissait pas.

Il se raffermit sur ses jambes, s’essuya la bouche du revers de sa main, et, sans réfléchir, sans chercher ses mots, il se jeta tête baissée dans le tas de ses souvenirs.

— Vous vous souvenez, mon colonel, de la tâche que vous m’aviez confiée ?…

— Oui, oui.

— Vous nous avez chargés, moi et plus de cinquante autres camarades, de… de nous décarcasser pour savoir où les limiers de M. Jules, ou de sa chienne d’associée, avaient conduit mon pauvre capitaine.

— Passe les préliminaires.

— Les… quoi ?

— Va toujours.

— Enfin… il paraît que ça ne l’ait rien que je comprenne ou que je ne comprenne pas. Pour le coup, je me dis : C’est bon… je suis farci d’or… je suis chargé d’une mission de confiance… faut pas que je me mette le doigt dans l’œil. Je retrouverai mon capitaine ou j’y laisserai ma peau et mon argent… c’est-à-dire votre monnaie, mon colonel.

— Après ?

— Marchons lentement et, nous arriverons… Je me dis encore : Mon vieux, tu es fort comme un taureau, tu n’es pas un serin quand tu te trouves à bord d’un navire ou bien au fond d’une forêt plus ou moins vierge… mais ici, le dernier des derniers te passera la jambe et tu n’y verras que du feu.

Martial Renaud et ses amis ne purent s’empêcher de rire en voyant la singulière opinion que le colosse avait de sa perspicacité.

— Avant de partir du pied gauche, continua le débardeur, je me creusais donc la fête pour en faire sortir un plan de campagne… pas trop boiteux. J’étais en train de réfléchir. V’là qu’on me passe entre les jambes en criant : Coucou, le voilà !

— C’était ton ami Mouchette ?

— Juste, vous l’avez deviné. C’était Moumou. Faut vous dire que Moumou m’aime tant que, quand il y a deux heures qu’il ne m’a pas vu, il se gratte le nez, tourne sur lui-même et se demande : « Ousque donc est mon bon Cigale. » Il me cherchait, il me trouvait, il était heureux comme un poisson dans un bocal.

— Eh bien !

— Je vais au petit, trot, mon colonel, mais n’ayez pas de souci. Tout à l’heure je vais prendre mon galop, un galop de chasse de six lieues à l’heure.

— Prends-le tout de suite, bavard !

— Bavard ! répondit le géant, fier de sa loquacité exceptionnelle, v’là la première fois de ma vie que je m’entends appeler comme ça. Il faut bien que ce soit pour mon capitaine… sans ça… Enfin, nous y venons !… En voyant le petit, je me mets à penser : Quelle chance ! v’là mon plan tout trouvé.