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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/769

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— Ah ! vous trouvez ? fit Passe-Partout s’embrouillant de plus en plus dans ce mélange de rudesse et de bonne volonté à son égard.

— Oui… mais suffit., assez causé pour l’instant.

— Nous n’avons rien dit !

— Voilà le couvert mis… buvez, mangez, et grand bien vous fasse !

Le comte se mit à table et prit son pain, qu’il se disposait à rompre par le milieu.

Le guichetier l’arrêta :

— Bon ! voilà que vous allez casser votre pain devant moi !

— Est-ce vous manquer de respect, mon maître ? demanda avec une joyeuse ironie le prisonnier, qui ne perdait pas une des paroles du porte-clefs.

— Ce n’est pas cela.

— Alors ?

— Je trouve seulement plus propre de couper le pain que de le casser, voilà tout.

— Cela fait moins de miettes, répondit Passe-Partout en riant. C’est bon, mon ami… Je vais couper mon pain comme un bon paysan que je voudrais être… Après tout, vous avez bien raison, et je ne sais vraiment pas pourquoi dans le monde et dans la civilité puérile et honnête on vous dit : Cassez votre pain, ne le coupez pas.

Le guichetier sortit en le regardant mystérieusement et en mettant un doigt sur ses lèvres.

— Il y a quelque chose, murmura le prisonnier. Voyons un peu.

Il saisit le couteau à lame ronde qui se trouvait sur la table et fendit le pain dans toute sa longueur.

Les deux parties du pain tombèrent l’une à droite, l’autre à gauche.

Dans celle de gauche se trouvait un long poignard à gaîne de chagrin.

Le comte le reconnut. Ce poignard lui appartenait.

Mais comment parvenait-il entre ses mains, surtout d’une si étrange façon ?

Ce fut avec un véritable sentiment de reconnaissance pour son ami inconnu que le comte, plein de joie, cacha l’arme dans sa poitrine.

Mais cette surprise n’était pas la seule qu’il devait éprouver ce jour-là.

Le guichetier avait posé trois gamelles sur la table. Ces gamelles contenaient son repas du matin.

Il ouvrit la première : elle renfermait une paire de revolvers à six coups chacun. De ces mignons coups-de-poing, vrais bijoux qui ne se fabriquaient alors qu’en Amérique.

Les revolvers étaient chargés.

Le comte les fit vivement disparaître.

Il se sentait sauvé. Il tenait la vie de douze hommes dans sa poche.

Le brave guichetier était son complice. Plus de doute à cet égard.

L’avis, reçu le matin, venait bien réellement d’un ami.

Croire plus longtemps à un piège, c’eût été douter de la bonté céleste.

Il se laissa aller en toute confiance à l’espoir qui pointait pour lui.

La seconde gamelle contenait une bouteille plate, garnie de cuir.

Cette bouteille était pleine d’eau.