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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/833

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qui était indispensable pour l’intelligence complète des faits qui vont suivre.

Maintenant reprenons notre récit.

La journée allait finir.

Le soleil disparaissait derrière les sommets neigeux de la Nevada.

Dans un site désert et pittoresque, sorte d’accore couvert d’arbres de haute futaie, qui s’avançait profondément dans le cours du rio Merced, deux hommes étaient assis auprès d’un feu mourant.

Ces deux hommes causaient à voix basse, comme s’ils craignaient, même dans cette solitude, que leurs paroles ne fussent entendues par quelque espion invisible.

Sous leurs pieds coulait le rio Merced.

Le rio Merced, torrent tombant du milieu de roches granitiques et syénites, qui, déchirées par plusieurs cataclysmes volcaniques, forment d’étroites vallées d’un aspect généralement sombre et désolé, le rio Merced, presque à sec durant l’été, roulait en ce moment, où la saison des pluies commençait, ses flots fangeux avec un bruit assourdissant.

Ce bruit aurait certes dû rassurer les deux causeurs.

À coup sûr, à deux pas de distance de l’endroit où ils se trouvaient, il devenait impossible de les entendre.

L’un de ces deux hommes portait le costume de cuir fauve, riche et bariolé, des rancheros californiens d’origine mexicaine.

L’autre, le costume non moins pittoresque, mais de beaucoup plus simple et surtout plus commode, des chasseurs canadiens.

Tous deux étaient armés jusqu’aux dents.

Un magnifique daim, fraîchement tué, et dont une partie achevait de griller sur des charbons ardents, était suspendu par les pieds de derrière à la maîtresse branche d’un madrôna arbutus Menziesii, — arbre très curieux, qui, dans ce pays, acquiert des proportions énormes et même colossales.

Ces Européens, — car il était facile de reconnaître pour tels les deux chasseurs malgré l’épaisse couche de hâle jetée par le soleil sur leur visage, — ces Européens, disons-nous, causaient en français avec une nonchalance et un laisser-aller sans égal.

De leur tranquillité ressortait une conséquence certaine, c’est qu’ils savaient prendre leurs précautions contre le danger ; ce même danger venu, ils ne seraient pas en peine pour lui faire face bravement.

— Ainsi, disait le chasseur canadien, le brick est parti de nouveau ?

— Il y a cinq jours, répondit le ranchero.

— Vous l’avez vu partir ?

— Je me trouvais à San-Francisco lorsqu’il a appareillé.

— Si je ne me trompe, voilà son cinquième voyage depuis notre arrivée ?

— Tout autant, mon ami.

— Et chargé d’or ?

— À couler bas comme toujours. Ma foi, compagnon, ajouta-t-il gaiement il nous faut en prendre notre parti : aujourd’hui, nous voilà tous millionnaires.