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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/834

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Et il se mit à rire.

— Ah baéh ! voyez-vous, cher ami, on a beau dire, mais lorsque la richesse atteint un certain chiffre, un peu plus ou un peu moins d’or ne signifie exactement rien, répliqua l’autre en retournant philosophiquement le quartier de daim.

— Bon ! Mais encore faut-il qu’elle l’atteigne, ce chiffre !

— Plaignez-vous donc !

— Je ne parle pas pour nous.

— Notre fortune l’a dépassé de beaucoup, votre chiffre.

— C’est vrai… Du reste, nous avons bien fait de nous y prendre de bonne heure.

— Pourquoi cela ?

— Parce que tout fait supposer que dans quelques mois, plus tôt, probablement même bien plus tôt que vous ne le pensez, le métier sera perdu et il ne vaudra plus rien.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Encore un ou deux voyages au plus et, sur ma foi, j’ai l’intime conviction que le brick fera bien de nous emmener au plus vite loin d’ici.

— Pour quelle raison ?

Le ranchero répondit par une question à la question qu’on lui posait :

— Combien y a-t-il de temps que vous n’avez mis le pied à San-Francisco ? demanda-t-il.

— Plus de trois mois. Vous le savez, je ne puis quitter ma circonscription ?

— Ah ! oui… c’est vrai… J’oublie toujours… vous êtes chargé du commandement des chasseurs ?

— Précisément.

— Comme moi de celui des bouviers.

— C’est beaucoup plus commode…, on va, on vient, on voit du pays.

— Oui, sous certains rapports, mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus amusant, je vous assure… Enfin, quoi qu’il en soit, lorsque je suis revenu dernièrement à San-Francisco avec le bétail que j’avais reçu l’ordre d’y conduire, le diable m’emporte, j’ai cru rêver.

— Bah ! contez-moi ça !

— Figurez-vous que là où j’avais laissé, deux mois au plus auparavant à peine, quelques misérables cabanes…

— Eh bien ?

— J’ai retrouvé une ville, mais une grande ville, une ville entière.

— Vous plaisantez ! fit le chasseur.

— Pas le moins du monde, continua l’autre avec le même sang-froid, une ville, je vous le répète, avec des rues, des places, des cafés, des restaurants, que sais-je encore, des quais encombrés de marchandises.

— À la bonne heure !

— Attendez, ce n’est pas fini.

— Allez toujours.