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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/865

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« C’est vous, comte de Warrens, chef suprême des Invisibles, qui êtes chargé d’exécuter ce jugement.

« Vous connaissez les motifs de notre détermination ; il est donc inutile de vous les redire. Partez, mais soyez sans crainte, frère, les intérêts de l’œuvre immense dont nous avons tous assumé sur nous la responsabilité ne péricliteront pas en votre absence. »

— Oui, ce fut bien ainsi que me parla le docteur Martel, au nom de nos chers compagnons, répondit le comte de Warrens. Je ne me rendis pas cependant tout d’abord à ses raisons, et je réclamai le vote : on consentit à me satisfaire ; ce vote, tu le sais, fut unanime. Il ne me restait plus qu’à obéir ; je m’inclinai, et, après avoir serré une dernière fois, la main de tous nos amis, je les quittai.

— Tu repartis pour le Havre immédiatement sans doute.

— Non, murmura le comte d’une voix sourde, non, je demeurai à Paris.

— Que fis-tu alors ? demanda le colonel en le regardant fixement.

Le comte se leva :

Une rougeur ardente marbrait les pommettes de ses joues, ses yeux brûlés de fièvre lançaient des éclairs ; il fit d’un pas saccadé quelques tours au hasard sur le pont, et revenant enfin s’asseoir près de son frère, qui ne l’avait pas quitté du regard, il murmura :

— Ce que je fis, Martial ?

Mais, se reprenant aussitôt :

— Écoute-moi bien, frère, murmura-t-il d’une voix sourde : tu sais, toi, n’est-ce pas, quelle grande douleur a flétri à jamais toutes mes riantes et fraîches illusions de jeunesse, tordu mon cœur et fait évanouir à jamais en moi tout espoir de bonheur.

Le colonel serra silencieusement la main de son frère.

— Eh bien ! je ne sais ce qui se passe en moi depuis quelques jours : le passé s’efface, je l’oublie ; mon cœur, que je croyais mort, je le sens battre dans ma poitrine ; mes illusions perdues renaissent plus vives ; je recommence à croire, je n’ose dire : à espérer. J’aime, Martial. Hélas ! plains-moi, frère, car cet amour fait à la fois le tourment et le charme de ma vie ; il me tuera ! je le sens, et pourtant j’en suis heureux.

— Frère ! s’écria le colonel.

— Pardonne-moi, Martial, mais si tu savais ce que je n’ose te dire, si je te révélais le nom qui est sans cesse sur mes lèvres et qu’elles ne peuvent prononcer, tu pleurerais avec moi des larmes de sang, car cet ange que j’aime de toutes les forces vives de mon âme, par une fatalité étrange, c’est la seule femme qu’il me soit défendu d’aimer. Oh ! je suis maudit !

« En sortant de la maison du docteur Martel où notre réunion avait eu lieu, je courus tout droit chez elle, je ne la trouvai pas ; depuis quelques jours elle avait disparu : elle s’était subitement retirée dans un couvent ; je parvins, à force d’instances, à savoir le nom de ce couvent, situé au fond de la Bretagne ; j’y allai.

— Eh bien ?

— Eh bien ! frère, il est de ces fatalités contre lesquelles toute lutte est