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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/103

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À LA GUERRE L’HOMME EST OUBLIÉ

en connut la forme et quand on vit les rayures de la pièce marquées sur la ceinture, l’Importance voulut avoir le dernier mot, et l’eut en effet : « Que voulez-vous que je vous dise. Ce n’est plus de l’artillerie. »

Je n’ai pas encore mesuré ce mot ; il m’étonne beaucoup plus que cette trajectoire de la Bertha, et cette flèche de soixante kilomètres en l’air. On peut prévoir des effets mécaniques ; on n’arrive pas à prévoir les explosions de la vanité ; ces sottises géantes sont hors de l’humanité ; on en rit, et puis l’on s’en détourne. Il faudra pourtant les considérer avec sérieux, par la vue des conséquences, qui ne sont point risibles. Car si les maximes du pouvoir, ses jugements, ses projets se développent selon la logique de l’Importance, alors la sagesse et le bon sens, avec la justice et la paix, sont pour toujours relégués dans la fable Ésopique. Il faut comprendre par quelles causes les petits jugent bien et les grands déraisonnent. Xerxès faisant fouetter la mer est effrayant, et non ridicule. D’après ce mouvement, on juge des autres ; d’après cette belle idée, on juge des autres. Ainsi d’après cette belle idée de l’artillerie, je juge des autres. J’attends tout de l’Importance ; elle a déjà beaucoup donné. Faites la revue, en votre esprit, seulement de ces erreurs de jugement démesurées au cours de la guerre, sur la Russie, sur la Bulgarie, sur la Roumanie, sur la Grèce ; je ne cite pas tout. Et toujours par la même cause ; ce qui ne me plaît pas est faux ; ce qui me plaît et me flatte est vrai. Regardons par là, et sans rire.

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