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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/104

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS


J’ai rencontré hier un camarade de.MAUVAISE TÊTE.
J’ai rencontré hier un camarade de guerre. Le tramway l’emportait, mais je trouvai le temps de lui dire : « Toujours mauvais esprit ? » Il me répondit : « Toujours. » C’est un Berrichon de structure massive, bourgeois et bachelier, mais encore assez noueux. Un petit notaire, un peu curé, un peu bûcheron. C’était un soldat raisonneur ; en cela il ressemblait à presque tous ; mais il y mettait un esprit de suite et de modération, ce qui faisait l’attaque plus piquante. C’était au commencement de la bataille de Verdun ; la tour Eiffel et Nauen s’accusaient et se réfutaient. D’où l’on disait que les ennemis étaient menteurs, et que c’était bien connu. Mais lui : « Cela te plaît, disait-il, de penser qu’ils sont menteurs. Et à moi aussi cela me plairait ; mais ce n’est pas une preuve. Au contraire, du moment que cela te plaît, pense plutôt que c’est faux. Mais comment savoir ? Eh bien je propose un pari. Nous connaissons cette aventure d’hier soir, et nous savons à un homme près ce qu’elle nous coûte en prisonniers. L’attaque a réussi presque sans pertes ; mais les vainqueurs se sont trouvés ensuite enveloppés et pris presque sans combat. Nous connaissons cela ; c’est la méthode de notre éminent chef de corps. Donc je parie que le Nauen donnera exactement le nombre des prisonniers, sans en ajouter un

seul. » Il gagna. Ces raisonnements ne faisaient point scandale. Quand je dis que j’aime mon pays, entendez que c’est cet esprit-là que j’aime. C’est toujours en essayant sa liberté que ce peuple réchauffe son courage.

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