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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/108

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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

avait la garde de sa propre vie. La guerre mécanique en est arrivée à ce point que la mort d’un certain nombre d’hommes, et disons même des meilleurs, entre dans les dépenses prévues de l’entreprise ; et l’usure des divisions, entendez bien ce que cela veut dire, est comptée comme l’usure des pioches, des roues et des canons. Comme on sait que l’on brûlera un certain nombre de kilogrammes de poudre, on sait aussi que l’on changera en cadavres un minimum de poids d’hommes vivants ; sans doute aucun. Or, quand on met un homme ou deux au poteau, sans considérer les raisons qu’ils allèguent, ni même l’erreur possible, vous dites que c’est très différent. Selon mon opinion, l’effet de toute méditation suffisante sur cet effrayant sujet est d’effacer cette différence.

Nous remarquâmes, un jour, près du cantonnement, deux croixLE CHEF TUE
POUR ÊTRE OBÉI.

Nous remarquâmes, un jour, près du cantonnement, deux croix de bois, ornées de fleurs champêtres, et sur lesquelles quelque pieuse main avait effacé les trois mots : Mort sans honneur. Voici ce que l’on racontait. Deux fantassins disparurent un soir ; et il résulta de l’enquête que ces fantassins s’étaient volontairement rendus prisonniers. L’incident n’était pas nouveau. J’ai moi-même entendu un de ces soldats au visage creusé par la fatigue et l’épouvante, qui disait à ses camarades et à nous : « On en trouvera des volontaires pour la patrouille ; on en trouvera autant qu’on en voudra ; et on ne les reverra jamais. » Le soldat, comme on pense bien, ne fait pas tout ce qu’il annonce. La plèbe militaire, formée des soldats

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