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Page:Alain - Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926.djvu/133

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NÉGLIGENTS ET IMPORTANTS

riant courage ou l’enthousiasme sublime ; or ces rêveries offrent ce danger qu’elles éveillent et cultivent la partie généreuse de l’âme, celle qui ne peut souffrir l’injuste d’où qu’il vienne ; et c’est à peu près, dirait l’Adjudant Général, comme si l’on voulait combattre avec une épée d’or. Dans le fond l’héroïsme, considéré militairement, a quelque chose de subversif. Réfléchissez une minute, dit l’Adjudant-Général, et vous comprendrez qu’un colonel d’état-major devrait rougir alors devant un sous-lieutenant couvert de boue ; et comment voulez-vous que ce qui est méprisé garde pouvoir sur ce qui méprise ? Et que resterait-il du prestige d’un général, si l’on s’avisait de le juger d’après les règles ordinaires ? Il faut donc énergiquement secouer et finalement renverser cet ordre moral et ces naïfs sentiments qui feraient bientôt de toute guerre une sédition anarchique. Ceux-mêmes qui ont subi cette espèce de purgation, non sans douleur, font avaler le remède aux autres. Et l’enfant se trouve formé à l’orgueil, au silence, à la politesse, et devient homme de guerre. Ainsi parle l’Adjudant-Général.

Comme on pense bien, cet Adjudant général n’existe pas. Personne ne pense la guerre et les conditions de la guerre. Au contraire les discours sont hautement convenables ; l’éloquence militaire garde les formes ; mais la tradition militaire change le contenu. Il n’y a point de formule humaine qui puisse enfermer l’esprit de guerre ; chacun le digère et l’assimile sans paroles, ou peut-être par un mélange de railleries immuables et de vaines imprécations. Personne ne s’occupe des vociférations d’un prisonnier ni des plaintes d’un blessé. Choses qui, de toute

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